L'Alchimie spirituelle (Albert le Grand, Paracelse, Saint-Martin...)



Saint-Martin
Pour les mystiques panthéistes, la nature est ouverte, fluide. L’homme a le pouvoir de lui imprimer sa marque, en positif ou en négatif. Elle est l’analogon de son esprit et à ce titre le champ d’action de la spiritualité humaine. La relation entre la nature et l'esprit, leur interpénétration a été mise en évidence par Emerson :
« La nature, écrit-il, n'est pas toujours revêtue de ses habits de fête, et la même scène qui hier encore embaumait les parfums et scintillait comme pour le bal des nymphes, se recouvre aujourd'hui de mélancolie. La nature arbore toujours les couleurs de l'esprit. Pour l'homme qui se traîne sous le poids du malheur, la chaleur de son propre feu recèle une tristesse en elle […] Le ciel perd de sa grandeur lorsqu'il se referme sur une communauté de semblables qui a perdu de sa valeur ».
La nature peut s'illuminer en l'homme dès lors que celui-ci prend conscience de cette communauté de destin. Ce postulat peut être rattaché à la grande tradition de l'Alchimie spirituelle. L’alchimie a atteint sont plus haut degré de développement à la Renaissance. Elle était alors bien autre chose que la recherche de la fabrication de l’or ou l’art de convertir les métaux. Les grands penseurs de la Renaissance y puisèrent une part de leur inspiration et entreprirent de lui donner une formulation philosophique : par exemple Jacob Boehme, Nicolas de Cues, Pic de la Mirandole, Giordano Bruno et surtout Paracelse, de son vrai nom Théophrat Von Hoheneim (1493-1541), docteur en médecine et en théologie, un des personnages les plus extravagants de la Renaissance.
L'alchimie telle qu’il la conçoit résulte d’une appréhension globale des rapports existant entre Dieu, l’homme et la nature. Elle trouve son fondement dans l’ancienne et vénérable doctrine de l’homme microcosme, centre, image et représentant du monde, livre qui, comme l'écrit Alexandre Koyré, «contient i[ab aeterno] toutes les merveilles et toutes les essences de la création, ouvrier dont la tâche est justement de les révéler et de les accomplir». «Rendre manifeste», «mener au jour», «révéler», ces expressions reviennent souvent sous la plume de Paracelse. Il s’agit pour l’alchimiste de rendre visible, apparent, ce qui est caché. Son dessein c’est l’épiphanie. Il doit aider la nature à se manifester dans l’éclat de sa propre lumière. Le but de la véritable alchimie, affirme Marie-Madeleine Davy, est «d’éveiller ce qui dort, de faire ruisseler l’eau prisonnière de la terre». Collaborer avec la nature, changer les modalités de la matière, voilà le but poursuivi par l’alchimiste.
L’alchimiste est l’opposé exact de l’homme ingénieur qui tend à réifier la nature, pour lequel celle-ci ne recèle aucun mystère, n’est porteuse « d’aucune suggestion, d’aucun devoir-être », comme l’écrit Lucien Braun, auteur d’un essai sur Paracelse. L’alchimiste s’ouvre « au mystère du vaste devoir-être qui traverse la nature » pour la transformer . N’y a-t-il pas quelque chose du pari alchimiste, symboliquement parlant, dans cet appel exprimé par Saint-Maurice dans les Conversations dans le Loir- et- Cher de « venir au secours de la ronce qui demande à devenir une rose » ?

Lorsque Claudel fréquentait les «mardis» de Mallarmé, celui-ci lui avait appris à se placer devant toute chose en disant «Qu’est-ce que cela veut dire ?». Le poète n’a jamais oublié l’enseignement de son maître de jeunesse. Tout ce qu’il a appris dans le petit cénacle de la rue de Rome s’est comme mêlé à sa substance. Dans ses Mémoires improvisés c’est à Mallarmé qu’il se réfère pour définir le rôle du poète dans le monde. Pour Claudel l’homme n’est pas fait pour être absorbé dans la création, pour s’y dissoudre avec volupté, mais au contraire pour la vaincre, la dominer, pour lui arracher son sens et en libérer la louange. Cette conception du monde explique son aversion pour le panthéisme ainsi que les systèmes hindous :
«Le monde étant une matière, il s’agit d’en dégager le sens et comme je suis chrétien, pourquoi en dégager le sens ? c’est pour un sacrifice offert à Dieu. Le monde est une immense matière qui attend le poète, si vous voulez, pour en dégager le sens et pour le transformer en action de grâce»

L’action de Dieu dans le monde ne s’accomplit que par l’homme et en l’homme, c’est pourquoi nous ne devons pas craindre d’affirmer qu’il représente l’espoir pour l’univers de recevoir la grâce et d’être sanctifié. L’homme, écrit Maurice Zundel dans Itinéraires, «est appelé à donner son âme à l’univers» avec lequel elle est en symbiose. Il a le devoir de l’affranchir «de sa matérialité recluse» en le faisant, à travers lui, transparent à la grâce .
Avant Claudel, Louis-Claude de Saint-Martin exhortait déjà l’homme à redevenir ce qu’Adam n’avait pas su être, «le continuateur de Dieu dans le monde». Il était habité par la conviction que l’homme peut transformer la nature grâce aux pouvoirs qu’il tire de son ministère spirituel. Pour Nicole Jacques-Lefevre, spécialiste de ce philosophe du siècle des Lumières, «l’apport essentiel de Saint-Martin à la Naturmystik est peut-être de montrer la Nature comme lieu d’émergence du désir et conquête possible de l’homme». Il a renouvelé la tradition alchimique en la ramenant à ses sources spirituelles. Rappelons que la transformation des métaux ne représente dans l’alchimie authentique qu’un aspect du Grand Œuvre. Pour Louis-Claude de Saint-Martin, la foi et la grâce seules peuvent opérer la rédemption de la Nature et la transmutation des substances corrompues de l’univers, affermir l’homme dans sa tâche de «réparateur universel», dans son combat contre «cette âpre fermentation qui tient dans la violence et dans une confuse agitation toutes les bases fondamentales de la nature». Elles sont aussi l’instrument de sa régénération qui, comme nous l’avons vu dans des précédents articles, conditionne l’état de l’univers. L’homme régénéré rend tout «diaphane, transparent, lumineux». Il insuffle une nouvelle énergie à la nature, réduite à cause de sa négligence, de son anémie spirituelle à l’état de «somnambulisme». C’est à travers lui que le monde doit parvenir à une nouvelle illumination, décrite par Nicole Jacques-Lefèvre comme «le triomphe de la clarté et de la mesure, à tous les sens du terme, y compris le sens musical, sur l’obscur et l’irrationnel». Tel est l’accomplissement du Grand Œuvre. L’homme en état de grâce est au centre du magisme dont procèdent toutes les métamorphoses de la nature. La Réversibilité est le principe qui rend possible cette magie opérative. L’homme, en se purifiant, devient l’auxiliaire de la transformation du monde. Elme-Marie Caro éclaire cet important moment dialectique dans son essai sur la vie et la doctrine du philosophe inconnu :

«L’homme régénéré, écrit-il, sent les douleurs de la terre. Il répètera, à l’égard des sept puissances, l’acte régénérateur qui vient de s’accomplir en lui, et la nature, réveillée de sa léthargie mortelle, manifestera tous ces trésors qu’elle gémit de voir cachés dans son sein, tous ces prodiges dont les mythologies sont remplies et qui ne sont des fables que pour l’homme aveugle et insensé. C’est là l’éternelle et vraie magie, la magie de la prière et de la vertu»

Quelques pages plus loin il souligne la particularité de l’alchimie saint-martinienne, d’essence spirituelle, qui consiste non point «dans l’alliage des métaux, mais dans l’épuration de l’âme». Le théosophe, poursuit-il, «croit à des pouvoirs merveilleux, mais il les remet aux mains de l’homme vertueux ; la sainteté est pour lui la vraie science des prodiges» .

Albert le Grand
Au Moyen-Age l’Alchimie entretenait des relations étroites avec la philosophie et la théologie. A cette époque la Naturmystik n’était pas encore rejetée dans les eaux mortes d’un ésotérisme situé aux confins de l’Eglise. L’évolution culturelle de la Renaissance s’est accompagnée d’un mouvement de désoccultation des doctrines de nature ésotérique. Le savoir occulte, qui au cours de la période précédente faisait partie intégrante de la culture officielle, se trouve alors condamné à la marginalisation. La science galiléenne devient la norme et entraîne un changement d’épistémé. Comme l’a montré Jean Borella dans La crise du symbolisme religieux, «la Renaissance est en réalité la période où la culture occidentale se débarrasse de ses “impuretés ésotériques” et donc où celles-ci, comme des émonctoires sur le visage, apparaissent le plus visiblement. Mais cette apparence ne doit pas nous égarer : le tissu épistémique qui se constitue par en-dessous est celui de la rationalité mathématique».
Ce qui disparaît alors c’est l’épistémé de la similitude et de l’analogie, dont dérive la doctrine de l’homme-microcosme, et qui s’applique aussi bien aux «vastes systèmes de correspondances que déroulent les Upanishad qu’aux liaisons symboliques qu’établissent La clef de Meliton de Sarde, le Gemma animae d’Honorius Augustodunensis, ou le Rationnal de Durand de Mende». Cette évolution fâcheuse entraîne une distanciation de la théologie et de la religion d’avec les traditions hermétiques et alchimiques qui, coupées de la sphère spirituelle, se laissent imprégner du naturalisme vitaliste ambiant. Le cas d’Albert le Grand, le doctor universalis et grand maître de saint Thomas d’Aquin, est à ce titre révélateur. On doit à ce célèbre philosophe allemand, considéré par les spécialistes comme «Le philosophe latin du Moyen Âge», un grand nombre d’ouvrages d’alchimie et de magie, activités qui étaient alors tenues sous la tutelle de la religion. Dépouillées de leur caractère surnaturel à partir de la Renaissance, elles finissent par déchoir au niveau d’une vulgaire magia naturalis, d’une théurgie dépourvue de tout fondement divin. L’alchimie spirituelle se distingue des autres formes d’alchimie en ce qu’elle se rattache à l’ordre surnaturel. Elle fait découler l’action théurgique de la transformation de soi-même. Ce lien corrélatif est mis en évidence par Jean Borella, qui examine la place de l’hermétisme dans la pensée religieuse de saint Albert le Grand :
« La réputation de magicien de saint Albert le Grand trouve un fondement dans l’importance exceptionnelle que le Maître lui-même attribue à la tradition hermétique, en la personne de son fondateur éponyme : Hermès Trismégiste […] L’intellect hermétique, pour Albert Le Grand, est principe de déification parce que, comme l’enseigne Hermès («pater philosophorum» dit Albert) en accord avec l’Ecriture sainte, il est « le divin qui est en nous » […] Pour Albert le Grand, seul l’homme déifié, celui qui "vit selon l’intellect divin", "ainsi qu’en témoigne Hermès", par une longue ascèse qui le conduit au point culminant de l’esprit (perseverante homine in mentis culmine), devient maître du monde (gubernator), transmute les corps (agit ad corporum mundi transmutationem) et accomplit, pour ainsi dire, des prodiges (ita ut miracula facere dicatur). De tout cela la Renaissance ne retiendra souvent que des recettes pour accroître sa puissance et, parfois, versera même dans la plus basse sorcellerie».


20/03/2006
Sombreval





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