La génération des penseurs religieux de l'émigration russe



La génération des penseurs religieux de l'émigration russe
Les éditions L'Esprit et la Lettre ont édité dans son intégralité la thèse d'Antoine Arjakovsky, soutenue en mars 2000 à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales à Paris. Cette somme incontournable constitue le premier volet d'un triptyque consacré à l'histoire de la pensée orthodoxe contemporaine. L'étude se concentre sur la revue Put' (La Voie, 1925-1940), revue prestigieuse mais méconnue qui a cherché à perpétuer la tradition de la pensée religieuse russe, de concilier la tradition avec l'impulsion créatrice, de conserver ce qui est éternel dans le passé et de se tourner en avant vers l'avenir. Cette revue, nourrissante intellectuellement et spirituellement, fut en butte au sein de l'émigration russe à l'hostilité des cercles monarchistes affirmant la nécessité d'une lutte armée contre les bolchéviques, aux courants d'extrêmes droites, hostiles à toute pensée, et aux traditionalistes attachés aux formes sclérosés de la vie religieuse. Ce jugement du père Men permet de mesurer la portée de cette revue exceptionnelle: « Ce n'est pas une revue, c'est un trésor de la pensée ! Ses soixante numéros en font véritablement une richesse, un héritage, que nous recevons aujourd'hui. Que Dieu fasse qu'ils parviennent à nos descendants » ( cité p. 589). De nombreux textes de Put', traduits en Anglais, sont maintenant disponibles sur le net (voir par exemple le lien Berdiaev, voir aussi le site Krotov.org).

Commençons par une présentation générale de la somme d'Antoine Arjakovsky.
« Le 31 août 1922, Lénine et Trotski décident d'expulser hors d'Union soviétique plus de 160 intellectuels représentant l'élite culturelle et scientifique de la période pré-révolutionnaire de l'âge d'argent. Sur le « bateau des philosophes » prennent place Nicolas Berdiaev, Simon Frank, Serge Bulgakov, Nicolas Losski, connus pour leur engagement marxiste, puis par leur tournant philosophique vers l'idéalisme kantien, enfin par leur conversion au christianisme orthodoxe. Ils décident alors de vivre entre Paris, Berlin, Prague et New-York, dans une opposition créatrice au régime soviétique mais aussi au désordre capitaliste. Avec d'autres intellectuels comme l'écrivain Alexis Remizov, le linguiste Nicolas Troubeskoi, l'historien Georges Fedotov ou le père Alexandre Eltchaninoff, ils créent une revue La voie, Put' en langue russe, qui deviendra le lieu de mémoire de toute une génération intellectuelle orthodoxe. On y trouvera côte à côte Antoine Karatchev, l'organisateur du concile de l'Eglise russe en 1917, Léon Chestov, un philosophe d'origine juive que publie la NRF, mère Marie Skobtsov, une religieuse devenue martyre pendant la seconde guerre mondiale, Georges Florovski, l'un des fondateurs du conseil oecuménique des Eglises, mais aussi des jeunes poètes inconnus vivant à Paris...Moderniste dans les années vingt, puis non-conformiste au début des année trente, enfin spirituelle avant la guerre, cette pensée philosophique et religieuse originale prit conscience au fil du temps de son identité profondément théanthropique (cf :d'où le primat accordé à l'idée principale par la pensée religieuse russe : la divino-humanité) et « mythologique ». Très vite de grands penseurs européens comme Jacques Maritain, Emmanuel Mounier, Maurice de Gandillac, Roger Martin du Gard, Yves Bonnefoy, mais aussi John Mott, Edmund Husserl, Karl Gustav Jung, Martin Buber, Karl Barth, Hans Urs Von Balthasar, etc..saluèrent cette pensée comme l'une des plus profondes du siècle. Aujourd'hui le rapatriement de cet héritage spirituel dans les républiques d'ex-Union soviétique affecte le paysage politique et intellectuel des pays de tradition orthodoxe comme la Russie, l'Ukraine ou la Roumanie et engendre ailleurs, dans les pays marqués par la modernité et la sécularisation, un nouvel approfondissement de la nouvelle conscience philosophique et théologique. »

Précisons tout d'abord que le modernisme des intellectuels russes n'a aucun rapport avec le modernisme infesté de rationalisme qu'a dénoncé saint Pie X. Berdiaev caractérise ce modernisme comme un « pneumocentrisme ». « La défense du modernisme écrit-il est la défense de la vie, du mouvement, de la création, de la pensée » (p. 430).

L'unité générationnelle entre les penseurs de la revue, s'accordant sur la primauté du spirituel, se maintint jusqu'au milieu des années trente, en dépit des divergences théologique et philosophiques opposant le courant néo-patristique, traditionaliste, représenté par V.Lossky et G.Florovsky, et le courant moderniste et pneumocentrique, regroupé autour de Berdiaev, Fedotov, le père Boulgakov et de mère Marie Skobtsov, fondatrice de l'Action Orthodoxe. Plusieurs facteurs, comme l'orientation personnaliste de la revue sous l'impulsion de Berdiaev, et la montée des tensions internationales ont eu raison de cette homogénéité. « Avec le recul note A.Arjakovsky, on peut observer combien l'esprit radical et désintégrateur de l'époque contribua à instaurer une spirale de violence et empêcher le dialogue qui existait lors des années non-conformistes, entre les deux courants modernistes et traditionalistes » (p.431)

La génération des penseurs religieux de l'émigration russe
L'histoire spirituelle de l'émigration russe est étudiée de façon très détaillée. J'ai savouré les pages consacrées au grand philosophe Léon Chestov et son combat acharné contre le joug de la raison. A.Arjakovsky présente la conférence qu'il fit sur Tolstoï en 1935 : « Au cours de cette conférence, Chestov, qui avait rencontré l'écrivain un an avant sa mort, raconta comment Tolstoï, lutta sans succès contre la raison qui affirme « absurde » le principe de non-résistance au mal. Mais Chestov montra que, au soir de sa vie, Tolstoï, tel Abraham, préféra la foi absurde « en la vérité non prouvée » du commandement évangélique, à l'ennemi répugnant de la vérité prouvée. Il partit sans savoir où il allait, pour aller finalement mourir dans la petite gare d'Astapovo. Selon Chestov, l'épisode du départ absurde et salutaire du grand écrivain montre que le sens de la vie n'est pas entre les mains de l'homme, mais entre celles de Dieu. L'homme qui comprend cela ne peut qu'abandonner ses richesses et se mettre en chemin. Cette opposition entre la foi et la raison déchue, entre le Dieu Personnel inconnaissable et le Dieu des philosophes, induit une eschatologie qui ne dépend pas de l'horloge du temps humain. Chestov souligne que le Christ a promis de revenir « comme un voleur dans la nuit » et non dans le cadre d'un quelconque scénario terrestre » (p.497)

De nombreux thèmes ont été abordés par les auteurs de la revue (de la théosophie à la mythologie japonaise...). On y traite de philosophie, de théologie, de psychologie, de science, d'histoire, de politique, de littérature. Il me semble intéressant de s'attarder sur les études esthétiques de Vladimir Vejdle (Weidlé), intégré à la "Voie" dans les années trente. Elles ont trait à la désintégration de l'art contemporain, héritier du doute cartésien et déserté par l'esprit ( « L'artiste dégringole d'enfers en enfers écrit-il, plus terribles les uns que les autres, errant de la réalité moisie au monde des formes désincarnées...Aucune intelligence, aucun talent, aucune connaissance, ne permettront seules de le sauver, de lui permettre de retrouver le verbe vivant qu'il a perdu. La Transfiguration n'est pas une opération du doute méthodique, elle est un miracle, et l'Incarnation est un miracle encore plus merveilleux. Leur sens véritable ne se dévoile ni dans la philosophie, ni dans la science, ni même dans l'art, mais seulement dans les mythes et les mystères de la religion. p.226) ou à la renaissance du merveilleux dans la littérature occidentale (Jules Verne, Fournier..) : « Le chemin le plus droit, le chemin le plus fidèle à la renaissance du merveilleux conclut-il dans cette étude, même s'il n'est pas le seul, se trouve dans la réunion de la création artistique avec le mythe chrétien et avec l'Eglise chrétienne » (p.227)

Au cours de la période que retrace A.Arjakovsky, les rencontres oecuméniques, organisés par Maritain et Berdiaev, se multiplièrent. On sait que Berdiaev fut le principal inspirateur du mouvement Esprit fondé par Emmanuel Mounier. Les auteurs de la Voie nouèrent aussi des contacts privilégiés avec des personnalités anglicanes. Ils furent également des témoins attentifs de la vie intellectuelle française. Ils purent ainsi discerner les causes de la tentation communiste, confondante de naïveté, et de la vague de sovietophilie à laquelle succomba une partie de l'intelligentsia française au milieu des années 30, à savoir « la crise de la culture européenne et sa décadence venue de la séparation entre les couches cultivées et le corps social » (373).

Notons également la polémique engagée entre Berdiaev et Massis, l'apologète de l'Action française. Le philosophe russe fit une recension accablante pour Massis de Défense de l'Occident. Pour Berdiaev, cet essai représente surtout une « accusation » de l'Occident : « Dostoïevski écrit-il aurait trouvé en Massis et Maurras la confirmation de sa Légende du grand inquisiteur. J'ai même envie de défendre le catholicisme contre Massis. Le catholicisme est plus large et plus complexe que la civilisation latine avec son rationalisme, son juridisme, son formalisme et son esprit classique (...) On a envie aussi de défendre la culture européenne contre Massis. La culture européenne n'est pas seulement la culture latine, elle est romano-germanique, et en France même il n'y a pas que des éléments latins (...) Les erreurs de jugement sur l'Orthodoxie de Massis sont particulièrement graves et dommageables. Il n'a pas la moindre de ce qu'elle est comme d'ailleurs la majeure partie des étrangers »
Cette exaltation de l'esprit latin, de la romanité de la foi trahit selon lui une peur de l'infini, « cet apport décisif du christianisme », une « peur panique du chaotique et de l'irrationnel qui viendraient de l'Orient, de Dostoïevski, des russes » (p.184)

La condamnation de l'Action française ne passa pas inaperçue au sein de la revue. L'action de Pie XI fut d'ailleurs saluée à maintes reprises par Berdiaev. Il le présente selon l'historien « comme un défenseur de « la liberté de l'esprit », comme le dénonciateur des « hérésies de la vie et non des hérésies doctrinales ». Berdiaev rappelle par là que Pie XI condamna à la fois le capitalisme, le fascisme, l'Action Française , le racisme, l'antisémitisme et le communisme, engageant par là toute son Eglise sur la voie de la guérison face à la modernité (...) Berdiaev voulut signifier publiquement sa reconnaissance de la valeur du principe d'autorité dans l'Eglise lorsqu'il est associé au principe éthique et non uniquement hiérarchique » (p.536)

L'historien a établi la liste par auteurs des articles parus dans La Voie. Elle figure à la fin de l'ouvrage.

Antoine Arjakovky, La génération des penseurs religieux russes, L'Esprit et la Lettre, Kiev-Paris, 2002, 750 pages

Pour finir, je vous recommande la lecture de La légende du grand inquisiteur commentée par K.Léontiev, V.Soloviev, V.Rozanov, S.Boulgakov, N.Berdiaev, S.Frank. Ce recueil de textes paru aux éditions l'Age d'Homme montre, comme l'étude d'Antoine Arjakovsky, toute la profondeur de la philosophie russe et de la théologie orthodoxe : Cliquez ici

06/06/2004
Sombreval






1.Posté par filip kwiatek le 20/01/2006 10:32
Savez-vous ou je peux acheter le livre d'Antoine Arjakovsky? Pourrie-vous m'aider a entrer en contact avec cet auteur? je prepare le doctorat(l'universite de varsovie, la philologie romane) sur le renouveau de la pensee chretienne en France et en Pologne dans la I ere moitie du XX siecle. Merci beucoup
filip kwiatek

2.Posté par Sombreval le 20/01/2006 17:39
Bonjour filip..
J'ai acheté ce livre à "La Procure", une librairie parisienne spécialisée dans les éditions religieuses (contactez-les directement via leur site : http://www.laprocure.fr/ )
Pour entrer en contact avec A.Arjakovsky, vous avez deux possibilités :
contacter l'institut français d'Ukraine ou directement l'institut d'études oecuméniques qu'il dirige à l'université catholique d'Ukraine : ies@ucu.edu.ua ou le site internet : www.ucu.edu.ua
Bon courage pour votre thèse
Bien à vous



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