Mahomet (Vladimir Soloviev)



Mahomet (Vladimir Soloviev)
Vladimir Soloviev s'est intéressé très jeune à la figure de Mahomet. En 1877, à vingt-quatre ans, il fait sa première conférence publique à Saint-Pétersbourg, intitulée Trois forces. Il y présente d'abord la «force» de l'Islam et son exclusivisme religieux. Cette Force est en conflit avec la civilisation occidentale qui enfante l'individualisme, l'égoïsme universel et l'anarchie. Une troisième force, synthèse de l'Orient et de l'Occident, doit surgir. Elle ne pourra selon le penseur russe se manifester que par l'intermédiaire des peuples slaves et en particulier des russes, seuls capables de réconcilier le monde et Dieu. Les éditions Ad Solem ont tiré de cette conférence, d'inspiration slavophile, la première partie, la meilleure, consacrée à la question de l'Islam. Le lecteur catholique n'y trouvera nulle apologie grossière ni jugements simplistes. Soloviev se livre à une lecture historique et théologique du Coran.
Il réfute d'abord les principales accusations adressées au fondateur de la religion musulmane : fanatisme, intolérance, incitation à la violence religieuse, luxure. Voici par exemple ce qu'il écrit à propos de ses passions charnelles : «La grande vigueur que Mahomet a montrée dans son oeuvre historique se nourrissait de sa sensualité contenue. S'il l'avait contenue toujours et en tout, il aurait été un homme parfait, ce qu'il n'a pas été et ne pouvait être. Il n'aspirait pas à cette perfection et il est donc tout à fait injuste de le condamner pour des faiblesses humaines qu'il n'a pas cachées. De même il est tout à fait injuste de se demander dans quelle mesure ce fut un prophète authentique, ne serait-ce que parce qu'il ne cherchait nullement à passer pour un prophète au sens où nous l'entendons d'ordinaire aujourd'hui. Le titre habituel de Rassoul Allah, que Mahomet se donne et lui donnent ses disciples, veut dire "envoyé de Dieu" et désigne donc un homme à qui Dieu a confié une mission. Celle-ci consistait seulement à prêcher aux arabes l'unicité de la Justice de Dieu, la distinction du bien et du mal et le Jugement dernier»(p.37)
Son analyse est étayée de nombreuses citations de sourates qui révèlent le caractère «éthico-religieux» de l'enseignement de Mahomet (voir ch8 : L'enseignement du Coran).
Soloviev admire en Mahomet le Juste qui a su élever le niveau moral et spirituel du peuple arabe dont la religion nationale sanctifiait les pires penchants, et le chef de guerre, supérieur selon lui aux héros politico-religieux de l'Orient et de l'Occident chrétien, Constantin et Charlemagne. Ces derniers, à l'instar de Mahomet, «ont lié leur politique à la religion, ont rédigé des lois et ont guerroyé au nom de Dieu, tous trois ont vu dans la religion un principe pratique, le fondement d'une union socio-politique des hommes...et chacun a laissé après lui une certaine organisation théocratique. Tous trois étaient sur le plan personnel, sincèrement religieux, honnêtes et libres de vices dégradants. Or ces qualités personnelles n'ont empêché aucun des trois d'abuser du pouvoir illimité qui leur était échu. Constantin fit périr sa femme et son fils innocent. Charlemagne fait exécuter 4500 prisonniers saxons. Ces méfaits sont en soi plus graves que ceux de Mahomet. Qui plus est, il ne faut pas oublier que Charlemagne appartenait à un peuple converti au christianisme depuis 300 ans et qu'il avait été élevé dans cette religion, et que Constantin, qui s'était converti lui-même au christianisme, vivait dans un monde incomparablement plus civilisé que le milieu culturel de Mahomet...Si les Grecs ont canonisé Constantin et les Latins Charlemagne, les musulmans ont d'autant plus de raisons de vénérer la mémoire de leur apôtre» (p.142)

On retrouve dans ce petit ouvrage l'idée centrale de Soloviev, la divino-humanité. Elle découle comme chacun sait de la formule christologique fondamentale du IVe concile oecuménique de Chalcédoine : le divin et l'humain en Christ sont unis sans confusion et sans séparation. Il s'y réfère pour montrer la parenté de l'Islam avec les hérésies chrétiennes des premiers siècles : le monophysisme divin, le nestorianisme, le docétisme, iconoclasme...Ces hérésies ont préparé le terrain de l'Islam. Elles résultent de l'incompréhension du mystère de la divino-humanité. Jamais les arabes n'auraient pu selon lui se convertir au christianisme tel qu'ils le découvraient, un christianisme désincarné, voilant l'enseignement fondamental de l'Incarnation :
Les traits distinctifs du caractère national arable note Soloviev, c'est-à-dire «la tension de l'esprit subjectif, un sens aigu de soi et l'habitude d'imposer sa propre personne sont incompatibles avec l'ascétisme contemplatif, comme avec le goût pour les rites esthétiques, avec la notion de spéculation théologique transcendante et avec la soumission à une structure hiérarchique complexe. Cependant et bien qu'ils soient indispensables, tous ces facteurs de la vraie religion étaient déjà trop visibles dans le christianisme du VIème siècle et cachaient à l'oeil simple ce qui constitue l'essence subjective interne de l'Evangile, à savoir l'union personnelle vitale de l'homme qui renaît avec le Dieu Sauveur incarné. C'est cela en particulier - le principe chrétien de la divino-humanité - qui était en tant qu'idée abstraite inaccessible à l'intelligence arabe, laquelle ne voyait pas, dans le christianisme qu'elle connaissait, de réalisation concrète et intégrale de cette idée» (p.42)
Toute hérésie de pensée est le fruit de l'hérésie de la vie. Elle recèle un germe d'apostasie. Soloviev a tenté de donner une explication religieuse à la chute de Byzance, à la corruption intérieure de son empire. L'islam selon lui n'a pu se répandre qu'à la faveur de l'apostasie des terres chrétiennes d'Orient, «rongées par l'hérésie».
Bernard Marchandier expose dans sa remarquable introduction les vues de Soloviev sur le byzantinisme dont les tendances monophysistes rendaient impossibles l'extension et l'application du réalisme de l'Incarnation :
«Comment expliquer que l'Islam ait pu se répandre si vite dans des pays connus pour leur orthodoxie chrétienne ?...Pour répondre à cette question, Soloviev note que si l'Orient chrétien avait su affirmer la vérité chrétienne et l'éclairer par une réflexion chrétienne, il n'avait pas su, dans son ensemble, l'incarner dans la vie et à Byzance, l'élément anti-chrétien, vaincu en théorie, était demeuré vivace dans la pratique. Les byzantins étaient restés à demi-païens, persécutant ceux qui, à l'instar de saint Jean Chrysostome, voulaient christianiser leurs moeurs. L'idée s'était donc imposée à Byzance, que la seule façon de vivre en chrétien authentique était de fuir au monastère. Mais toujours selon Soloviev le monastère a trop souvent servi de justification au refus de transformer le monde...La critique de l'Islam est donc chez Soloviev critique du byzantinisme qui, à ses yeux, en est le terreau. Dans l'empire byzantin, la ville était nestorienne puisque les deux natures du Christ, la divine et l'humaine (ou encore le monde chrétien et le monde païen), y étaient nettement séparées, et le monastère était monophysite, ne reconnaissant qu'une seule nature - la nature divine - et professant un Dieu inhumain. Or l'Islam n'enseigne pas autre chose. Dernier mot de l'esprit oriental, l'Islam est au fond, pense Soloviev, "un byzantisme conséquent et sincère, délivré de toute contradiction intérieure". Caché sous son masque orthodoxe, l'antichristianisme byzantin a succombé face à l'antichristianisme franc et honnête de l'Islam (...) En choisissant l'Islam, l'Egypte et l'Asie ne faisaient que préférer une affirmation nette à un expédient». (p.11)

Mahomet, Vladimir Soloviev, ed Ad Solem (2001), 145 pages.

15/04/2004
Sombreval

Tags : Mahomet, Soloviev





1.Posté par inconnu65 le 03/03/2009 03:18
trés interessant !

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