Fonds Frank-Duquesne
Extraits d'une conférence sur la prière, prononcée par l'auteur à l'Abbaye de la Cambre en l'automne 1952.

[...]
Certains doctrinaires de la spiritualité justifient de haut le recours aux « recettes » destinées, sinon à produire de toutes pièces la contemplation, comme dans les initiations non-chrétiennes, du moins à en préparer le terrain. Ils affirment, en effet, que, si Dieu seul suscite la contemplation dite « infuse », par contre, l’homme secouru par la grâce, serait en état d’arriver par ses propres forces aux premiers contre-forts de cette prière divine. Mais, répétons avec l’Epître aux Hébreux que connaître Dieu importe moins qu’être par Lui connu, et, avec la seconde aux Corinthiens, qu’une contemplation consciente cesserait ipso facto d’en être une. C’est après coup que le Chrétien se rend compte. Il n’y a contemplation, regard d’union que si le regard fidèle n’a plus un seul rayon de lumière pour lui seul.
Sans doute, il est bon de se recueillir, de se mettre en état de réceptivité. Mais St Bernard note qu’on peut être seul avec Dieu dans le sein d’une foule immense, et plus peuplé soi-même qu’une grande ville dans l’isolement d’une cellule monastique. Pour ma part, jamais mes préparatifs ne m’ont fait déboucher sur autre chose que mon propre Moi. J’ai dit un jour, dans un de mes livres, que, dans le bouddhisme, l’extinction du désir présuppose le désir de l’extinction. Laissons à Dieu le soin d’opérer en nous toutes choses. A trop balayer sa propre maison, à l’orner en vue de Celui qu’on imagine pouvoir contraindre à venir, on risque bien de courir l’aventure de la parabole : le délogé revient avec sept complices. Saint Paul nous rappelle avec insistance que Dieu, par sa Puissance galvanisatrice au plus intime de nous-mêmes, accomplit en nous toutes choses, bien au-delà de ce que nous sommes capables de demander, voire même de concevoir. On a connu des Trappistes dont la médiocrité spirituelle, assurée d’alibis par l’habitude des plus classiques « exercices », faisait autant de place à la charité qu’une surface de galet à la vie végétale. Et, « dans le siècle », comme on dit, de St Louis, roi de France, à Jérôme Jaegen, banquier, membre du Parlement prussien, grand brasseur d’affaires, en passant par Madeleine Semer, beaucoup d’âmes fort occupées par ces modestes et désenchanteurs devoirs d’état qui sont pour le croyant la plus authentique Face de Dieu, furent ici-bas même identifiées à l’éternel Soleil de Gloire [...]

La spiritualité à laquelle je me rallie, et qui est celle des huit premiers siècles, celle avant tout d’un St Benoît – à qui l’idée de consacrer des endroits, des moments et des procédés spéciaux, tout un régime exceptionnel, à la prière individuelle, eût paru le comble du baroque – cette sagesse tient pour obstacles, et non pour adjuvants, la plupart des méthodes modernes, qui nous font « entrer en retraite » comme on va chez le dentiste. Il faut toujours prier. Et l’on PEUT « toujours » prier. Quoi que nous fassions ou subissions, dit l’Apôtre, si c’est avec action de grâce et louange, si nous y prenons part pour rendre gloire – manger, dormir, travailler – c’est prière. Mais si je rejette les pratiques psychologiquement paganisantes du Vulgärkatholizismus, j’admets parfaitement que l’âme ait besoin de nourriture, d’apports externes. Il sera varié, cet aliment, suivant les besoins, les temps, la capacité du fidèle [...] La lecture, par exemple. En quantité médiocre mais la moëlle, mais l’éternelle essence de la Parole. Ceci doit exclure les ouvrages de dévotion, aliment de nos jours fort recherché, parce que flatteur au palais, facilitant la sieste après le repas, se prêtant à la déglutition, mais d’une insignifiante valeur nutritive. Lisons l’Ecriture inspirée, qui est, à sa façon, elle aussi le Christ, le Verbe de Dieu. Les Catholiques, proclamait en pleine guerre Pie XII, devraient chaque jour méditer le Saint Livre. Il s’agit, toutefois, moins d’une méditation active, chercheuse, affairée, que d’une imprégnation passive, à la manière de la terre asséchée qui se laisse pénétrer, féconder par la pluie. Il ne faut pas lutter avec l’auteur, ni surtout avec l’Esprit-Saint qui l’inspire. Il faut recevoir la Parole avec simplicité, sans jamais lui opposer la stupeur un peu soupçonneuse, les préjugés, le conformisme, même religieux ou prétendument tel, que nous devons à l’ « air du temps ». La Bible a toujours raison ; c’est à nous de nous y adapter, non pas l’inverse. Lisons donc l’Ecriture avec un « œil simple », sans reculer devant les plus stupéfiantes audaces : l’Esprit-Saint ne jongle pas avec les métaphores, l’Etre realissime use d’une langue realissime. Lisons-la dans la joie, l’action de grâce et l’humilité, parce que Dieu S’y trouve loué, parce qu’Il S’y relève à des créatures rebelles, parce que d’innombrables frères et sœurs s’y abreuvent à la Source même, au lieu d’étancher leur soif à des riviérettes subalternes et dérivées.

Nous prendrons part aux Offices de l’Eglise avec le même détachement à l’égard de tout ce qui n’est pas la gloire de la Trinité bienheureuse : chant des Psaumes à Vêpres et autres Heures canoniales – qui sont, incomparablement plus que les dévotions extra-liturgiques des temps modernes, la prière même de l’Eglise – et surtout Messe, c’est-à-dire, au même titre que la Passion, à l’égal de la Cène, mais sous une autre forme, l’actualisation terrestre du Sacrifice éternellement offert au Père, dans les cieux, par les deux Personnes révélatrices : le Fils abandonnant à Dieu, par son Esprit, la splendeur divine qui fait toute sa richesse. C’est à la Liturgie céleste, où Michel et les Anciens de l’Apocalypse jouent des rôles rituels, que nous prendrons part, comme nous le rappelle irrésistiblement la Préface.

Impossible d’énumérer tout ce qui peut, jusqu’en nos plus médiocres occupations quotidiennes, nourrir en nous la vie d’abandon. On entend, par exemple, vanter la pratique très fréquente de l’oraison jaculatoire. Encore faut-il qu’elle ne serve pas d’alibi, ni ne nous illusionne sur la profondeur de notre consécration, ni ne nous égare dans les mirages d’une inconsciente idolâtrie, qu’elle consiste, comme chez les Pères du désert, dans la perpétuelle répétition du verset : Deus in adjutorium meum intende, ou, comme dans l’hésychasme byzantino-slave, cette formule : Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, aie pitié de moi, pécheur. En ce domaine, parfaite est la liberté. C’est, dit saint Paul, l’affranchissement total de l’homme chrétien, qui n’est plus « sous la loi », puisque « le Seigneur, c’est l’Esprit ; or, là où se trouve l’Esprit du Seigneur, règne la liberté ». Ce qui compte en l’occurrence, c’est, au-delà des formes que revêt la prière, non pas même la louange, c’est-à-dire notre stupeur admirative devant ce qui nous dépasse, ni davantage l’action de grâces, déclenchée par ce que Dieu donne, mais la glorification, pour ce que Dieu est en Lui-même.
Il est significatif que les langues humaines aient des vocables comme Shadenfreude et leedvermaak, pour désigner la joie que nous éprouvons devant les mésaventures d’autrui, alors que Glücksfreude et welvaartvermaak, pour résumer l’allégresse que nous inspire le bonheur des autres, n’existent pas. Or, saint Paul insiste sur le caractère communautaire, familial de la vie chrétienne : membres d’un Corps unique, il serait contre-nature que les triomphes et les humiliations ne fussent pas, comme il convient à des fils de Dieu, en qui Se manifeste ici-bas l’Aîné, totalement partagés. Les Corinthiens, tout en sévissant sans aucune connivence par inertie contre les incestueux fauteurs de scandale, feront pour eux repentance et, s’ils se convertissent, avec eux, ils partageront leur salvatrice et vivifiante « tristesse à l’instar de Dieu ». Car, « ce qui se passe ans toutes les Eglises ne cesse de me hanter. Qui est faible, sans que je le sois aussi ? Et qui est donc scandalisé, sans que moi-même un feu ne me dévore ? » (2 Cor, 11:28) Mais cette vie partagée, cette koïnonia, le Christ Lui-même nous avertit qu’elle n’est possible à l’homme que parce qu’en Dieu même agit éternellement son principe, son céleste archétype [...]

Lire un autre extrait de la Conférence (Source : Sombreval.com) : La puissance de la prière

Rédigé par Sombreval le Lundi 7 Février 2022 | {0} Commentaires

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