De l'amour profane à l'amour sacré (Jung , Lot-Borodine)



L'amour sacré et l'amour profane, Titien
J’ai découvert que ma méthode sophiologique de séduction avait de nombreux précurseurs chez les troubadours du Moyen-Age. Ces poètes mystiques se vouaient corps et âme au «service d’amour», au fin’amor, qui est «la quête de la beauté originelle, vue à travers le voile brillant des "apparences"», comme l'écrivait Myrrha Lot-Borodine (1882-1957), théologienne orthodoxe, grande spécialiste des romans du Graal, dans son pénétrant ouvrage, préfacé par Etienne Gilson, De l’amour profane à l’amour sacré. Sans recourir à la systématisation de Jung et à sa théorie de l’anima, et grâce à la redécouverte des liens profonds entre la métaphysique néo-platonicienne et la mystique chrétienne léguée par le Pseudo-Denys, elle a su décrire ce cheminement de l’âme médiévale qui, «après avoir épuisé les vaines tendresses», est passée, «dans les migrations de ses rêves, de l’éternel féminin à la maternité virginale éternelle». La révélation de celle-ci correspond chez Jung à la quatrième phase du développement psychique, représentée par la Sophia, la Déesse Mère, Athéna chez les grecs, la Vierge-Marie chez nous chrétiens, image et manifestation de la Sagesse éternelle (sedes sapientiae). Dans le Dictionnaire des symboles est esquissée une analyse de la théorie jungienne de l’anima à travers la perspective sophiologique. L’anima, rappelons-le, c’est, dans l’optique jungienne, l’archétype féminin que tout homme recèle en lui, sa «femme intérieure» :
« L'anima, d'après Jung, comporte quatre stades de développement : le premier symbolisé par Eve, se place sur un plan instinctif et biologique. Le second, plus élevé, conserve ses éléments sexuels. Le troisième est représenté par la Vierge Marie, en qui l'amour atteint totalement le niveau spirituel. Le quatrième est désigné par la Sagesse. Que signifient ces quatre stades ? L'Eve terrestre, envisagée en tant qu'élément féminin, progresse vers une spiritualisation. Si nous admettons que tout ce qui est terrestre possède dans le céleste sa correspondance, la Vierge Marie doit être regardée comme la face terrestre de la Sophia qui, elle, est céleste. Ainsi nous voyons déjà que l'âme individuelle se doit de parcourir ces quatre étapes. L'Eve en nous est appelée dans un mouvement ascensionnel à se purifier, afin d'imiter la Vierge Marie, découvrant dans le soi l'enfant de lumière, son propre soleil…»

Les troubadours du Moyen-Age ont exploré cette anima, part féminine de tout homme dans la conception de Jung. Ils sont les fils d’une civilisation christianisée, découvrant le moi et ses profondeurs, et où, comme le note Mme Lot-Borodine, «la victoire sur l’instinct avait remplacé l’aveugle soumission à la nature, véritable clef de voûte du paganisme antique». Celui-ci avait été ébranlé dès l’antiquité par l’idéalisme platonicien, transposé en mode chrétien par saint Augustin et le Pseudo-Denys, et dans lequel l’Idée devient l’unique réalité, dont l’univers n’est qu’une pâle copie. Le Moyen-Age a «recréé le platonisme en l’humanisant» écrit avec justesse Lot-Borodine. Et c’est dans l’amour courtois que ce platonisme, adapté à la sensibilité nouvelle, a trouvé sa plus noble forme d’expression. La femme surtout n’était pas vénérée pour elle-même. Les chrétiens connaissaient les dangers de la dévotion amoureuse qui tend à éloigner l’âme de Dieu. Jamais le culte de la dame ne fut plus fervent qu’en ces «siècles gothiques», associés dans notre imaginaire laïque aux ténèbres et à l’obscurantisme. Mais ce culte fut comme un prélude et une initiation à l’amour mystique : « Des générations de héros ont arboré ses couleurs, écrit la théologienne, ont combattu pour elle et par elle, des générations de troubadours et de trouvères l’ont bercée de leurs chants, l’ont portée jusqu’aux nues […] Mais ce ne fut pas encore là le dernier envol de ce génie que la visitation de la grâce a couronné. Lorsque l’Eglise alarmée dénoncera aux âmes chrétiennes le péril, pour leur salut, de cette adoration impie, et voudra porter le fer dans la plaie, les plus ardentes s’échapperont par le portail du mysticisme. Et l’amour profane, renonçant à lui-même, s’élèvera jusqu’à la vision du monde intelligible, pour se dissoudre dans la béatitude de l’amour divin ».

Tous ces chrétiens fervents étaient des idéalistes, ce qui revient à dire que leur perception des êtres et des choses était déterminée par le «réalisme» théologique qui confère aux «idées» une existence subsistante. Ils cherchaient à capter l’«idéal» de la créature telle qu’elle subsiste en Dieu, comme pur intelligible, à l’état d’essence parfaite et d’idée exemplaire. Ils cherchaient à contempler en elle l’archétype, ce qui revenait à contempler Dieu lui-même car dans la théologie médiévale les idées-archétypes constituent l’essence même du divin. Rappelons ce passage important de l’œuvre de saint Thomas d’Aquin : «Dans la divine sagesse sont contenues les notions de toutes choses, que nous avons appelées Idées, entendant par là des formes-types, existant dans l'intelligence divine. Du reste, ces Idées, bien qu'elles soient multiples en tant qu'elles se réfèrent aux choses, ne sont réellement rien d'autre que l'essence divine, selon que sa ressemblance peut être participée diversement par les divers êtres» (Somme théologique, I,q. 44).

Myrrha Lot-Borodine excelle à décrire ce moment où l’amour profane se convertit en amour sacré, divin. Dans cette très belle page que je tiens à reproduire, elle montre comment la contemplation du «modèle exemplaire», de l’archétype, entendu non dans son sens jungien d’image mentale issue de l'inconscient collectif, mais comme une réalité d’ordre supérieur, transcendant, conduit l’âme docile aux suggestions de la grâce à la révélation de la vraie féminité…

« On sait que les Anciens n'ont vu la femme que sous les traits de l'Aphrodite vulgaire, capable d'inspirer uniquement l'amour naturel, soit inférieur. La "génération spirituelle" dans le beau qu'enseigne pourtant la noble Diotime à Socrate ne peut s'accomplir que par l'amitié virile, purgée, bien entendu, de toute impureté. Malgré de généreux efforts, cet essai était frappé de mort à sa naissance. Cette fois le romantisme chevaleresque l'emporte, sans contestation possible, sur le classicisme dés philosophes et des éphèbes. A ses yeux, aux yeux des amants poètes de l'âge d'or médiéval, c'est la femme qui ramasse et concentre toutes les beautés éparses ici-bas, afin d'incarner l'image de la beauté terrestre, évocatrice de l'autre.
Mais pouvaient-ils en rester là, tourner nostalgiquement dans le cercle fermé, voués à la défaite sentimentale et les mains éternellement vides ? Nous ne le croyons pas. Tôt ou tard, le voile d'illusion devait se déchirer. Car la femme, même idéalisée, même parfaite – non pas qu'elle le fût réellement, mais parce qu'on la voulait telle – la créature, en un mot, est un support trop fragile pour soutenir le poids écrasant du désir humain. L'être fini ne saurait apaiser la soif de l'Infini. Ainsi conçu, l'amour profane ne pouvait que devenir le portique de l'amour divin. De même que la chevalerie "terrienne" contenait déjà en puissance la chevalerie "célestienne", de même le culte de beauté transitoire, réfractée, portait en lui le culte de la Beauté archétype, préexistante.
Deux voies s'ouvraient alors, devant les servants de la dame, pour sortir de l'impasse. La première, choisie par l'école des poètes italiens, avec Dante à son faîte, conduisait à la donna angelicata et transformait la bien-aimée en symbole. Nulle tache ne ternissait plus l'éclat de Béatrice qui, devenue Révélation, rayonnait des sphères du "Paradis" sur son humble amant, guidant ses pas, trop alourdis par la matière :
Béatrice in suso, ed in lei guardava...
L'autre voie, suivie par la poésie religieuse du Midi et du Nord, quittant résolument tous les sentiers terrestres, montait droit vers les sommets de l'amour divin. En disant adieu aux voluptés du monde, cet amour gardait encore entre les plis de son manteau quelque chose du parfum de l'éternel féminin. Seulement, à la place du reflet, il adorait le modèle lumineux, l'exemplaire, comme l'appelait le "réalisme" platonicien de l'époque : la Dame-Vierge, mère de toute Beauté et de toute Bonté ».

Myrrha Lot-Borodine, De l'amour profane à l'amour sacré : études de psychologie sentimentale au Moyen Âge, Nizet, 1961.

08/06/2009
Sombreval






1.Posté par PML le 26/06/2009 17:45
Belle réponse à ma petite suggestion du 3 mars dernier !


2.Posté par Sombreval le 26/06/2009 20:35
Je vous remercie pour la piste de recherche. Je pense tout de même que Jung n'a rien inventé de très original. Il a simplement déplacé un concept théologique (l'archétype) pour l'adapter à son système psychologique.
Mais il y a incontestablement du vrai dans sa théorie de l'anima.
Cordialement.

3.Posté par thomasson le 14/10/2011 19:29
J'apprécie et j'aime beaucoup cette page. Je vois partout la désacralisation de tout, y compris de l'amour. J'aime à penser que le sacré n'a pas disparu dans tous les coeurs. Je dédie mon commentaire à la nostalgie du troubadour.

Nouveau commentaire :

Recherche



BIBLIOTHÈQUE NUMÉRIQUE