Déréliction du Christ en croix (Frank-Duquesne)



Déréliction du Christ en croix (Frank-Duquesne)
A l'approche de la Semaine Sainte, je publie ce texte d'Albert Frank-Duquesne, extrait d'un ouvrage inédit, resté à l'état de manuscrit : Jésus, cet Homme. Phénoménologie de l'Incarnation. L'auteur offre une méditation théologique profonde sur la quatrième Parole du Christ en croix, Eli, Eli, lama sabachtani, qui nous confronte au redoutable mystère de la déréliction.

J'ai effectué quelques coupes et retouches dans le texte pour en faciliter la lecture. Le manuscrit n'était pas prêt pour l'édition.

Ce texte est disponible en intégralité en version PDF : cliquez ici

Extraits

Quel chrétien n’a pas été bouleversé par ce cri tragique du Sauveur crucifié : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi M’as-Tu abandonné ?» Il semble bien que nul ne se soit jamais demandé pourquoi Jésus-Christ parle au passé, non pas au présent… «Pourquoi M’as-Tu abandonné ?» – Non pas : pourquoi M’abandonnes-tu (maintenant) ? La déréliction est sans doute arrivée à son point culminant : n’aurait-elle point commencé à Gethsémani ? Les prodromes n’en sont-ils pas tels propos attristés, presque découragés, tenus durant la Cène, voire le jour même des Rameaux ou le lendemain, le «trouble» dont Jésus avoue être saisi et bouleversé, dans Jean, 12:27 ? Au Jardin des Oliviers, près du pressoir annoncé par Isaïe, s’Il se dit accablé jusqu’à la mort, ne peut-on comprendre que son inexprimable tristesse va se prolonger, crescendo, littéralement «jusqu’à la mort, et la mort de la Croix» ?

Ce qui nous frappe d’abord, c’est le parallélisme, visiblement intentionnel, chez Marc et Matthieu (comme les «signes» chez Jean), entre l’abandon de la terre par le soleil, de la nature sensible par la lumière, et celui du Christ par son soleil et sa lumière. Déjà, dans le commentaire que le Livre de la Sagesse consacre aux trois jours de ténèbres infligés par Yahweh aux Égyptiens, la nuit physique apparaît comme une réalité symbolique, comme le «signe» du chaos spirituel, des ténèbres régnant dans les âmes pécheresses (Exode, 10:21-23 ; Sagesse, 17:2 jusqu’à 18:4)....
Comme les trois jours de ténèbres en Égypte, du temps de Moïse, annonçaient à la fois l’obscurcissement des âmes, livrées à un esprit d’aveuglement (Rom, 11:7-10), d’obnubilation (1 Tim, 3:6), de séduction, Jérusalem et la Judée furent plongées de la sixième à la neuvième heure dans la plus épaisse des nuits. La nature manifesta son horreur et son deuil, sa sympathie à l’égard de son Maître, sa réprobation à l’égard des hommes, auxquels elle doit d’être asservie à l’illusion, au vain évertuement, au «vide», sans qu’il y ait de sa faute (Rom, 8:20). Comme elle avait pris part à la Nativité par un phénomène céleste, à toute la prédication messianique par la multiplication des «signes», à la Transfiguration par la Nuée, voici qu’elle participe au mystère de la Déréliction : elle « figure » les redoutables et mystérieuses ténèbres qui, depuis Gethsémani, remplissent l’âme du Christ, et dont le cri : Eli, Eli, avec tout ce qu’il comporte d’allusions au Psaume 21, semble annoncer que leur aube a pointé ; mais elle notifie aussi la mort proche de l’Homme-Dieu, le deuil du cosmos entier, toute la cécité spirituelle, à travers siècles et races.

(...)

Le Christ, «Fils bien-aimé, en qui (le Père) trouve sa parfaite complaisance», c’est-à-dire son Esprit, est «pendu au bois» à titre de Maudit, c’est-à-dire d’Homme, d’Adam, de vous et de moi. Le péché nous sépare de Dieu, nous arrache à son orbite, nous fait «enfants de l’aversion» divine. Prendre connaissance, gustativement, savoureusement, réellement – par une réalization totale, allant jusqu’au plus profond de l’âme, saturant jusqu’à la moelle de l’esprit, comme dirait l’épître aux Hébreux – de cette aliénation, de cet éloignement, de cet exil ontologique – tout comme le Christ devait, de même façon, goûter la mort, dit la même épître : en éprouver en Soi la plus secrète amertume et substance – voilà ce que signifie le fameux texte de 2 Cor, 5:21, qui nous montre le Juste, à toutes fins pratiques, vu pécheur par son Père, afin de pouvoir être traité en pécheur. En Pro-pécheur unique, par excellence. En Bouc émissaire du genre humain.
«Yahweh a fait retomber sur Lui l’iniquité de nous tous» (Isaïe 53:6). Et Jésus accepte, pendant les trois heures indicibles, que toute l’horreur du péché L’écrase, s’empare de son âme humaine pour la saturer, prenne mystérieusement possession de toutes ses facultés humaines : «Il a Lui-même porté nos péchés en son Corps sur le bois ; afin que, morts (en Lui) au péché, nous vivions pour la justice» (1 Pierre, 2:24). S’identifiant à nous, prenant à sa charge toutes les iniquités commises depuis la création de l’homme jusqu’au Jugement Dernier, Il consent, pour nous en décharger, à devenir le «récapitulateur» par excellence d’une race pécheresse.

(...)

«La quatrième parole du Christ en Croix, dit le Père Faber, c’est l’écrin qui recèle le mystère du sacrifice propitiatoire». Jésus se retrouve seul, sans Père ni Mère, comme le note Louis Chardon, comme l’observent les meilleurs exégètes anglicans, comme nous l’avons démontré plus haut, croyons-nous, par le simple examen des textes évangéliques. Nous avons tous, depuis Adam : «Ce n’est pas moi, c’est la femme», abusé du commerce humain : Jésus meurt seul. Nous avons, tous, nés pharisiens, trafiqué, malicieusement abusé du commerce divin : Jésus meurt seul. Il a cherché qui L’aiderait, dit Isaïe. Mais personne ! Il a donc foulé seul au pressoir.
En Lui, le péché s’est concentré, ramassé : puisqu’Il assumait, en sa toute sainte Personne, une nature pécheresse, Il a condescendu à cette infection. Toutes les iniquités du monde : passées, présentes, futures, non seulement elles s’offrent à son regard, elles pèsent sur Lui, mais encore elles L’envahissent, Le saturent jusqu’à la nausée, Lui le très pur, Lui le très saint ; et, cependant, Il en accepte l’affreux attouchement intérieur. Si, d’après saint Paul, qui s’unit à une prostituée devient avec elle une seule vie, que dirons-nous du Sauveur, qui a épousé l’iniquité, comme jadis les Prophètes, ses préfigures, prenaient dans leur lit, sur l’ordre de Yahweh, une fille perdue ? Quel dégoût, quelle horreur et répugnance, quel désespoir – n’étaient l’amour des pécheurs et la volonté de rendre gloire au Père – dans ce contact abominable, dans ces Noces sacrificielles de l’Agneau ! Il nous a sanctifiés en Lui, en acceptant, Lui en qui «le prince de ce monde ne possédait rien», et que «nul n’aurait pu convaincre de péché», d’être enlisé dans cette vase spirituelle, d’en avoir plein la bouche, plein les yeux, les oreilles, tout le corps, toute l’humaine sensibilité, l’imagination, le cœur, la pensée… et de tenir bon, de rester ferme au poste. Adam accepta de connaître le mal savoureusement par désir et jouissance ; Jésus, pour nous devenir un Pontife miséricordieux et fidèle, capable de sympathiser, de comprendre afin de guérir, accepta de connaître le mal, Lui aussi, savoureusement, mais par miséricorde et souffrance.

(...)

Aux hommes désorientés par l’isolement spirituel, la Déréliction apporte une révélation consolante, une force nouvelle, comme l’Ange de Gethsémani : ni la dépression d’esprit n’atteste irrécusablement, chez le fidèle, la présence du péché mortel ; ni Dieu n’est absent, parce que nos questions angoissées n’ont pour réponse que son «silence». Pourvu qu’en nous la volonté soit ferme, l’intention fidèle, l’aspiration permanente tournée vers Lui. Et, par ailleurs, Dieu répond normalement par des faits, non par des paroles, même intérieures. Toutes les afflictions – surtout spirituelles – toutes les angoisses et perplexités des âmes sous qui se dérobe le sol, Dieu les partage : «A travers toutes leurs angoisses, Yahweh S’est trouvé dans l’angoisse» (Isaïe, 63:9). Le prophète nous l’a dit, mais sur la Croix, le Fils de l’Homme nous l’a montré : toutes les désolations du genre humain, son âme humaine les a thésaurisées.

09/03/2019
Sombreval





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