Des saints nouveaux



Des saints nouveaux
Les orthodoxes possèdent à un degré éminent le sens de la transfiguration intérieure, de la transfiguration mystique en Dieu, de la théosis, de l'illumination, la divinisation de la nature humaine. L'acquisition de la grâce du Saint-Esprit fait naître l'homme à une vie nouvelle. Il accède à une nouvelle humanité, issue du Christ. Il devient cet "homme nouveau" auquel Paul Evdokimov (1901-1970), l'une des grandes figures de la théologie orthodoxe, consacre des pages remarquables dans son essai, L'Amour fou de Dieu. Ces pages gardent toute leur actualité : «Nouvelle créature, homme nouveau écrit-il, ces termes sont synonymes de sainteté... Un saint homme, homme nouveau, tranche sur l'habitude, sur l'ancien, et sa nouveauté est scandale et folie » (L'amour fou de Dieu, Seuil, p.68)... » Un nouveau type de sainteté doit surgir dans le monde. Affranchi du joug de ce monde, de ses pesanteurs, des vieilles terreurs, toujours prêt à briser "ce qui se solidifie autour de lui et cherche à l'emprisonner" (Moré), l'homme nouveau est celui qui rayonne de cette exaltation intérieure, de cet enthousiasme que saint Paul appelle "la joie du Saint-Esprit".
" Le monde demande des saints" prophétisait Maritain en 1926 dans son Primauté du spirituel, au moment de la condamnation par le Saint-Siège de l'Action française : "Si les catholiques ne lui donnent pas ce qu'il demande, tant pis pour eux et pour tous, il se vengera sur eux, et cherchera sa consolation chez le diable. Les crises qui se succèdent depuis vingt-cinq ans révèlent un douloureux héritage de défaillances. Les condamnations qu'elles ont provoquées doivent être regardées comme la liquidation du XIXeme siècle. Manifestement Dieu veut quelque chose de neuf ". Propos qui doivent être mis en relation avec cette phrase de Simone Weil, citée par Evdokimov dans son essai : " Le monde actuel a besoin de saints, de saints nouveaux, de saints qui aient du génie " (p. 71)

Il faut des « saints du Saint-Esprit » pour employer l'expression de Marcel Moré, qui « scandalisent, qui incarnent la folie de Dieu » (72)... En effet «sa simple existence est déjà un scandale pour le conformisme d'un monde installé, un témoignage qui sauve de la médiocrité et de la fadeur de la vie courante..» (76), Ils se distinguent par cet «humour si frappant des «fous pour le Christ», seul capable de briser le sérieux pesant des doctrinaires. Comme le notait Dostoievski, le monde risque de périr non par les guerres, mais d'ennui, et d'un bâillement grand comme le monde sortira le diable... » (p.78)...

Evdokimov évoque avec talent la «folie en Christ» qui est une tradition de sainteté en Orient, peu compatible avec la sacro-sainte vertu de prudence sur laquelle un prêtre de la tradition catholique, habile à conforter ses fidèles dans la voie moyenne des médiocres, est capable de gloser pendant des pages et des pages ( cf :l'Abbé Le Pivain et la prudence
Pourtant comme le rappelle Paul Evdokimov «Dieu choisit «les choses folles pour confondre les sages (1 Co 1, 27-28). Or la plus grande sagesse de la masse chrétienne, c'est précisément de fuir comme la peste, tout ce qui est «fou», tout ce qui est dépassement... Au lieu de confondre, elle-même se confond avec le monde, devient poussière sans éclat et sans saveur» (166).
Plus loin l'auteur évoque l'aliénation sociologique qui affecte l'ensemble du monde chrétien, ces « cimetières sociologiques » que sont devenues les paroisses «qui frappent par la pauvreté de la matière humaine, par le nombre des gens médiocres» (166) : «Il est fort possible q'une psychanalyse de la mentalité chrétienne courante découvre une des plus profondes causes de l'inactualité du message chrétien. Le christianisme n'est pas une doctrine, mais une vie, une incarnation [... ] L'homme de la masse écoute le message chrétien à la lumière ou à l'obscurité du fait chrétien. Or la masse chrétienne nous place devant un phénomène saisissant : la chrétienté n'est point "une race nouvelle", elle n'est qu'une des formes sociologiques typiques et là nous touchons la raison la plus grave de l'échec chrétien»

Pour expliquer la crise que traverse l'Eglise, il ne faut pas chercher des causes extérieures. Les causes sont d'abord anthropologiques. Chaque chrétien, appelé à se dépasser, à offrir à Dieu la surabondance de ses forces, à travailler à la régénération spirituelle de la société, porte la responsabilité de cet échec : «La chrétienté, devenue poussière sociologique, peut-elle redevenir le lieu où éclate la présence du Dieu-Homme ? Le visage du Christ peut-il encore « resplendir dans le visage des siens » comme dit une ancienne prière liturgique ? Toute la question est là. Seul est puissant le message qui reproduit non pas les paroles du Verbe, mais le Verbe lui-même ; seule sa présence fera du messager lumière et sel... Le messager doit s'identifier avec le Christ, faire éclater sa présence, ou se taire pour toujours» (p.169).

Le saint nouveau niera la vieille distinction ontologique entre l'Eglise et le monde. Jésus-Christ a vaincu ce monde, Il a triomphé de la vieille nature, du péché et de la mort. La vocation des chrétiens est d'affirmer cette victoire dans toutes les sphères de l'existence humaine, d'«unir la nature crée avec l'énergie déifiante incrée» (saint Maxime)...
L'Eglise cessera alors d'être un refuge sans lien avec la vie concrète : «Nous cherchons une Eglise écrivait Berdiaev dans sa fameuse réponse à Rozanov, dans laquelle entrerait toute l'expérience du monde ... Dans l'Eglise doit prendre place tout ce qui nous est cher, toute la complexité de notre expérience, tout ce que nous avons acquis dans le monde par notre souffrance, notre amour, notre pensée, notre poésie, notre activité créatrice... tout ce qu'il y a de profond, de vrai dans nos vies et dans la vie du monde».

Vassilly Rozanov affirmait péremptoirement que l'Evangile s'est «incrusté» dans le monde mais que l'art ou le fait d'aimer ne peut s'incruster dans l'Evangile. La doctrine catholique par exemple n'accorde aucune importante au problème de l'amour. La contraception, l'organisation religieuse de la famille, la bonne sexualité (dans le mariage) et la mauvaise sexualité (hors mariage) sont l'objet de développements infinis mais l'amour en tant qu'il transcende la loi de l'espèce, est laissé dans l'ombre. Les chrétiens en tout cas sont incapables de l'aborder en dehors d'une rhétorique conventionnelle («l'amour en Dieu» etc... )... .Cela tient sans doute à l'absence d'une véritable anthropologie chrétienne. Parmi les penseurs chrétiens, seul le russe Vladimir Soloviev, une «personnalité d'une profondeur extraordinaire» (Jean Paul II), a su révéler le sens religieux de l'amour.
Le thème de l'illusion amoureuse a donné lieu à une abondante littérature. Aux cyniques, prompts à percer l'illusion dans l'amour, Soloviev oppose l'amour chrétien en lequel s'accomplit l'Eros naturel. C'est pourquoi il n'est pas malséant qu'un chrétien fasse montre de galanterie et y excelle. Le saint nouveau sera un saint galant.
Dans la conception solovievenne de l'amour, admirable de profondeur, éros et agape se confondent : "La force de l'Eros écrit Soloviev consiste à considérer d'un regard créateur, dans l'être aimé, l'idéalité de sa personne et travailler à sa réalisation. Sa force théurgique réside dans la foi par laquelle il reconnaît à l'aimé une importance absolue. Seul peut aimer celui qui croit au sens éternel de son Amour pour cet être fini, ce qui est impossible sans croire en même temps à Dieu ainsi qu'à l'immortalité et la résurrection, non du je et du toi seulement mais de tout le cosmos car c'est en lui seul que cet amour trouve son lieu et son espace". (Soloviev, in Le sens de l'amour)
L'amour idéalise l'objet de sa passion, mais cette idéalisation n'est pas le fruit d'une illusion subjective. Elle procède au contraire d'une vue mystique, d'une aperception profonde...Celui qui aime perçoit ce qui échappe à la perception ordinaire, il voit l'être aimé tel que Dieu le voit et il ne veut pas le voir autrement. Il voit en en lui l'image véritable de Dieu. C'est à l'activité créatrice qu'il revient de transformer l'être aimé dans le sens de cette image divine et de l'incarner dans sa vie concrète... Ainsi un Swann ne pourra plus jamais écrire : «Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre»

Les chrétiens doivent être les gardiens métaphysiques de l'amour... .

23/12/2003
Sombreval





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