Foi et athéisme dans "Les Démons" de Dostoïevski et "Le Sang noir" de Louis Guilloux

Je diffuse un extrait de mon mémoire de maîtrise, réalisé à la Sorbonne sous la direction d’Henri Godard, la grand spécialiste de Céline. J’avais obtenu la plus haute mention (ce qui n’était pas acquis avec un professeur aussi exigeant qu’Henri Godard). Je suis revenu à la foi chrétienne peu de temps après la rédaction de ce mémoire (j’avais tout juste 23 ans). Il s’agit d’une étude comparée des "Démons" de Dostoïevski et du "Sang noir" de Louis Guilloux. J’y examine le «plurivocalisme», tel que l’a défini Bakhtine, à l’œuvre dans ces deux romans, ainsi que les thèmes communs. Je diffuse ici le chapitre portant sur la question de Dieu…



Foi et athéisme dans "Les Démons" de Dostoïevski et "Le Sang noir" de Louis Guilloux
L’étude de la genèse du roman de Dostoïevski, Les Démons, est d’un intérêt essentiel pour la critique. Elle jette une lumière instructive sur la personnalité géniale et tourmentée du romancier russe. Au départ, c’est un pamphlet que souhaitait écrire Dostoïevski, un pamphlet qui aurait pour tâche de révéler la dégradation de la société russe. Son dessein était avant tout polémique. Pourtant, inapte à maîtriser la forme du pamphlet, à exprimer ses idées, ses préoccupations sans l’entremise des personnages, Dostoïevski décida de lui associer un projet plus ancien, La Vie d’un grand pécheur, prenant la forme d’un roman. L’essai se transformera ainsi en œuvre à plusieurs voix, «polyphonique» pour reprendre la formule de Bakhtine. Dans une lettre de 1870, Dostoïevski faisait ainsi la présentation de cette œuvre :

La principale question qui sera développée dans toutes les parties est celle-là même qui, consciemment ou inconsciemment, m’a torturé toute ma vie : l’existence de Dieu. Le héros, tout au long de sa vie est tantôt athée, tantôt croyant, tantôt fanatique et sectaire, tantôt encore athée.

Le projet s’éclaire d’un sens nouveau et s’élargit considérablement. Le métaphysicien et le romancier de l’idée prennent le dessus sur le pamphlétaire. Son pamphlet devient alors une tragédie de l’homme qui se libère de Dieu. Dostoïevski est un écrivain qui, par la nature de son génie, est contraint d’aller à l’essentiel, quelque effort qu’il fasse pour réduire son récit à une représentation de la société de son temps.
Les personnages dostoïevskiens sont hantés par la question de Dieu. Au centre de la pensée de Dostoïevski on trouve la quête de Dieu, la confrontation violente de l’athéisme et du christianisme. Ses personnages sont obligés de se situer face à ces questions, de constituer leur être en fonction de leur choix spirituel. Le drame des héros des Démons est qu’ils n’y parviennent jamais tout à fait et qu’ils restent sous l’emprise d’un Dieu dont ils croient s’être libérés. Le doute, l’ambivalence de ces personnages face à la question de Dieu apparaissent de la façon la plus convaincante dans la confrontation de Stavroguine et de Chatov. Celui-ci reproche au prince de l’avoir guidé vers la foi au moment où il a amené un autre de ses amis (Kirillov) à l’athéisme : « En Amérique, je suis resté trois mois, allongé sur la paille, à côté d’un malheureux, j’ai su par lui que, au moment précis où vous mettiez en moi le germe de Dieu et de la patrie, à ce moment précis, et si ça se trouve les mêmes jours, vous aviez empoisonné le cœur de ce malheureux, de ce maniaque, Kirillov» (Les Démons (deuxième partie), Babel, p. 74). Le dialogue qui suit illustre le doute et l’incapacité du personnage à affirmer sa foi ou son incroyance. Il n’y a pas de transition entre Stavroguine athée et Stavroguine croyant. Les deux existent simultanément :

- Si j’étais croyant, je pourrais sans aucun doute redire la même chose ; je ne mentais pas quand je parlais comme un croyant, prononça très sérieusement Nikolaï Vsévolodovitch
- Si vous étiez croyant ? s’écria Chatov (...) Mais n’est ce pas vous qui me disiez que si l’on vous prouvait mathématiquement que la vérité est en dehors du Christ, vous préféreriez rester plutôt avec le Christ qu’avec la vérité
(Ibid., p. 76).

Finalement Kirillov, dévoré lui aussi par le doute, est le seul à avoir compris l’ambivalence du personnage : «Stavroguine, s’il croit, il ne croit pas qu’il croit. S’il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croit pas». Stavroguine, lui aussi, a réussi à percer le mystère de Kirillov, l’ambiguïté de sa pensée : «Si vous pouviez savoir que vous croyez en Dieu, eh bien, vous y croiriez ; mais comme vous ne savez pas encore que vous croyez en Dieu, vous n’y croyez pas encore, fit Stavroguine avec un sourire en coin». Kirillov, en effet, affirme à plusieurs reprises son athéisme. Pour lui Dieu n’existe pas et ne peut exister. Sa théorie du suicide découle de cette certitude fondamentale. Si Dieu n’existe pas, tout est permis à l’homme qui devient lui même Dieu, un «homme-Dieu». L’homme va alors éprouver sa force, sa puissance, sa vocation à devenir Dieu. Cette théorie, il l’expose à Piotr qui n’en saisit pas le sens :

- Macaque, tu m’approuves pour me soumettre. Tais-toi, tu ne comprendras rien. Si Dieu n’existe pas, alors, je suis Dieu.
- C’est ce point-là que je n’ai jamais réussi à comprendre ; pourquoi est ce que, vous, vous êtes Dieu ?
- Si Dieu existe, alors, tout est sa volonté, et, hors de Lui, je ne peux rien. Si Dieu n’existe pas, alors, toute la volonté est mienne, et je suis obligé d’affirmer mon être libre
.

Foi et athéisme dans "Les Démons" de Dostoïevski et "Le Sang noir" de Louis Guilloux
Son être libre, Kirillov pense pouvoir l’affirmer en se suicidant. Par ce suicide que rien ne motive, Kirillov pourra vaincre la peur de la mort et prouver sa liberté. Ce personnage est dévoré par «l’idée» mais aussi par le doute. C’est le doute qui l’empêche de mettre en pratique cette théorie, ou du moins de la concrétiser grâce à sa seule volonté. En effet, selon l’accord qu’il a conclu avec le groupe nihiliste, il ne doit pas se suicider avant que Piotr Verkhovenski ne lui en intime l’ordre. Celui-ci, en effet, souhaite profiter de l’opportunité de ce suicide afin de couvrir les actions des nihilistes et d’écarter tous les soupçons qui se dirigeraient inévitablement sur eux après l’assassinat de Chatov. Il en résulte que ce suicide ne dépend plus de sa propre volonté mais d’une volonté extérieure, celle de Piotr en l’occurrence, l’organisateur de l’entreprise de subversion totale. En acceptant la proposition odieuse de cet homme qui ne lui inspire que du mépris (les insultes qui se réfèrent au monde animalier abondent dans ce roman), Kirillov montre qu’il a besoin d’une sorte de pression extérieure pour exécuter son projet, se décider à ce suicide, cet acte terrible à l’accomplissement duquel sa seule volonté ne suffit pas. Une partie de lui-même, celle où s’enracine la certitude fondamentale que Dieu n’existe pas, exige ce suicide. Des tentations opposées, des aspirations contraires contrarient, pourtant, cette exigence. Kirillov, poussé à bout par Piotr, finit par se suicider. Mais le doute, l’incapacité à trouver en soi les arguments qui confirment et confortent ceux que sa théorie expose rendent lamentable ce suicide, grotesque sa réalisation. Les héros des Démons sont des lutteurs, ceux qui résistent et aspirent, ceux qui se débattent avec eux même et avec Dieu. L’athéisme, en fait, est très proche de la foi véritable. Le moine Tikhone, au cours de sa conversation avec Stavroguine, ne fustige pas l’athée et fait une remarque que l’on peut appliquer aussi bien à Stavroguine qu’à Chatov ou Kirillov :

- Au contraire l’athéisme total est plus respectable que l’indifférence mondaine, ajouta-t-il d’un ton simple et joyeux
- Oho, c’est comme ça chez vous
- L’athée parfait se tient sur l’avant dernier degré avant la foi parfaite (qu’il franchise ce degré ou non), alors que l’indifférent n’a aucune foi à part une mauvaise peur
.

La dimension métaphysique amène inévitablement le lecteur à reconsidérer le sens politique des Démons. Le lecteur doit, en effet, l’envisager sous un angle nouveau, à la lumière des questions religieuses qui traversent le roman. Ainsi tous les maux et toutes les tentations nihilistes qui, aux yeux de Dostoïevski, menacent l’équilibre de la société russe procèdent-ils de la perte de la foi. L’envoûtement de la conscience par des idées individualistes ou collectivistes dont Dieu est absent ne peut aboutir qu’à la perte de l’homme, qu’à la destruction du genre humain.
La question de Dieu dans les Démons a déjà été l’objet de nombreuses analyses et études. S’il importe de ne pas négliger le sens politique de l’œuvre, force est de constater que la dimension métaphysique prévaut largement sur la dimension historique. Le sens politique s’est quelque peu épuisé alors que le sens spirituel garde toute sa force, son actualité. Le contexte historique du Sang noir tend, lui, à masquer les questions spirituelles que le roman recèle. Le lecteur, en effet, peut avoir tendance à fixer principalement son intention sur des questions historiques. Alors que la guerre exigerait des personnages qu’ils s’interrogent sur le sens de la vie, la plupart de ceux-ci paraissent incapables d’une pensée profonde et sincère. Leur goût de l’unanimisme les conduit à penser et à dire la même chose, à stigmatiser toute réflexion, toute déclaration qui s’affranchit de la morale commune, de la pensée officielle, consacrée par l’opinion. Dans cette ville de province, c’est la pensée neutre, celle où on ne livre rien de soi, qui doit régir les rapports sociaux. Nabucet, sur la question de Dieu, a une opinion qui ne laisse rien transparaître de ses idées, de ce qu’il pense réellement, si tant est qu’il pense quelque chose. Nabucet, c’est l’indifférent mondain qu’évoque le moine Tikhone, c’est l’homme sans substance intérieure, imperméable à tout questionnement. Sa réflexion sur la foi se résume en deux petites phrases : «Je ne médis pas de la religion, vois-tu, mon cher. Sans être un croyant, je ne suis pas non plus un athée» (p.449). De nombreux personnages du Sang noir ont érigé la Patrie en un Absolu qui justifie tous les sacrifices et en regard duquel la vie humaine, particulière, dérisoire, n’a aucune valeur. Dans le roman de Louis Guilloux, la Patrie s’est substituée, dans l’esprit de beaucoup et l’espace de quelques années, à Dieu.

Dieu est le centre de la pensée des protagonistes de Démons, le sujet principal de nombreuses scènes dialoguées, un point fixe autour duquel s’articule toute réflexion. Dans Le Sang noir, ce n’est pas Dieu qui envahit les esprits mais l’une de ses «contrefaçons» selon le mot de Cioran, l’idée de la patrie devenue Dieu.
Le conformisme de la pensée qui règne dans cette ville amène tous ces personnages à fustiger l’incroyant et à ridiculiser le croyant. Ainsi affublent-ils Moka d’un surnom qui témoigne de sa quête obstiné de Dieu : «On l’appelait : Moka dit Qu’est ce que Dieu ?» (p.154). Certes, Moka est un personnage comique. La relation qu’il entretient avec Glâtre rappelle au lecteur celle de Bouvard et Pécuchet, les héros d’un roman de Flaubert. Mais sa pensée, absorbée par la question de Dieu, sert en quelque sorte de référence au lecteur. C’est d’ailleurs la profonde humanité, l’authenticité du personnage qui pousse Cripure à le choisir comme témoin de son duel : «Pas une mauvaise idée. A la réflexion, c’était même une idée excellente. Moka était un être pur. En Moka on pouvait avoir confiance» (p.380).
Cripure, ce personnage dévoré par le doute, est le seul à poser explicitement le problème de Dieu qui apparaît de façon voilée, oblique dans le roman et que le lecteur peut avoir tendance à négliger. Pourtant la dimension métaphysique de ce roman nécessite une analyse qui permette d’en saisir toute la portée. Cette analyse doit s’attarder sur la pensée de Cripure, en proie, lui aussi, au doute en dépit d’un athéisme de surface qu’il n’hésite pas à revendiquer et que tous reconnaissent en lui. Cripure est le porteur, le dépositaire de toutes les questions spirituelles et existentielles qui traversent le roman de Louis Guilloux. Ces questions essentielles qui dominent de nombreux dialogues, de nombreuses conversations des Démons, surgissent dans Le Sang noir lorsque le personnage s’abandonne à son intériorité, restituée le plus souvent par le biais du discours indirect libre.

Louis Guilloux
Cripure : La tension vers le religieux

Si un homme est le produit de ce que les autres croient pouvoir dire ou penser de lui, des idées qu’il professe, alors l’athéisme de Cripure est une donnée indubitable du roman. Aux yeux des autres Cripure est un athée. Il inspire la plus profonde aversion à la mère de Lucien Bourcier qui le juge responsable du départ de son fils pour la Russie : «Elle souhaitait qu’il ne l’eût jamais connu, que personne n’eût jamais connu ce professeur de désordre, cet ennemi de la société et de la famille qui ne croyait ni à Dieu ni à Diable et crachait le mal autour de lui comme un tuberculeux des bacilles» (p.123). Pour la majorité des habitants, Cripure est un athée, un homme qui ne croit en rien, n’aspire à rien, qui rejette le religieux comme il rejette la patrie. Babinot le considère comme un nihiliste : «Il attaque tout, il veut tout détruire, il ne croit à rien». A sa mort, tous font écho à ce jugement tenu pour une évidence et qui accompagne le personnage jusqu’au terme de sa vie. En révélant la voix de la population, de l’opinion publique, Louis Guilloux en restitue la teneur : «Ainsi, à travers les temps, les deux philosophes se retrouveraient-ils camarades dans la mort comme ils l’avaient été dans la douleur, la question de Dieu mis à part. Car il ne fallait pas oublier, n’est-ce pas, que Cripure était un athée, un farouche ennemi des hommes et de Dieu. Etait, avait été» (p.627). Turnier, le personnage central, le sujet même d’une thèse écrite par Cripure, est le second philosophe évoqué dans la citation ci-dessus. Pour tous les habitants, il est un homme de foi, spirituel, un «esprit religieux et lunaire qui vécut dix ans dans cette maison (celle de Madame de Villaplane) sans s’occuper d’autre chose que des mystères de la prédestination et du mal» (p.41). Tout l’oppose donc à Cripure et à son «esprit subversif» pourfendu par Nabucet dans l’une de ses diatribes. Cripure, pourtant, ne cherche jamais à se défendre des accusations, des jugements que l’on porte sur lui et qui portent atteinte à sa réputation. Au contraire, dans les conversations et dans son discours, par provocation et par mépris, il cherche à cultiver cette image qui le dévalorise aux yeux des autres et qui le conforte dans la haine. Ainsi déclare-t-il, par exemple, sans se soucier de la portée de ses propos : «Ma thèse est toute négative. Je détruis toute idole et je n’ai pas de Dieu à mettre sur l’autel» (p.15). A Etienne Couturier qui espère trouver en lui un homme «pur», non-compromis, un homme capable de donner un sens à sa vie, Cripure ne peut offrir qu’un message fondamentalement pessimiste où Dieu et autrui sont niés. Au cours de cette scène dialoguée, Cripure cite Stirner qui assimile la croyance à une «fêlure». Cette référence à Stirner n’est pas sans importance. Ce philosophe allemand affirme que l’homme est unique, c’est à dire hostile à toute soumission, qu’elle soit politique, sociale ou religieuse. Sa pensée est condensée dans un seul livre, L’Unique et sa propriété, dont la première phrase est particulièrement significative : «Je n’ai mis ma cause sur rien». L’homme, en effet, doit se libérer de tout ce qui l’enserre, l’étouffe, contrarie sa souveraineté. Dostoïevski connaissait cet ouvrage philosophique qui provoqua, à sa parution, un certain scandale. Les idées individualistes de Raskolnikov, le héros de Crime et Châtiment, et de Kirillov sont très proches de celles qui sous-tendent la philosophie de Stirner. Celui-ci écrit, par exemple, cette phrase qui semble tirée du discours de Raskolnikov sur le droit au crime ou de la théorie du suicide qu’expose Kirillov : «Ni Dieu, ni l’humanité ne connaissent d’autre but qu’eux-mêmes. Pourquoi ne serais-je pas moi aussi mon propre but, égal à Dieu ? De même qu’il n’y a, en Dieu, rien d’autre que Dieu, de même il n’y a, en moi, rien que moi même». Si Cripure se réfère à Stirner, c’est que lui aussi propose un message émancipateur, une affirmation individualiste. Celle-ci perce dans les propos que Cripure tient à Etienne Couturier :

- Un homme propre, reprit-il, qu’est ce que c’est ? Un homme qui se décide pour lui même, qui ne se soumet pas. Pas un homme de troupeau (...)
- Mais les autres ?
- Quels autres ?
(SN, p.32)

La foi est un incompatible avec cette affirmation de soi, ce rejet et ce mépris d’autrui. Le chemin de l’athéisme conduit à la négation de tout, à la négation de l’homme lui-même. En renonçant à Dieu, l’homme change complètement sa façon d’envisager les rapports avec autrui. Celui-ci ne représente plus rien, n’a plus de valeur particulière, cette valeur que la religion reconnaît dans la créature la plus déchue. Pour le croyant, toute vie a en soi une valeur absolue. Pour Cripure, le seul homme qui trouve grâce à ses yeux, c’est celui qui pose un regard lucide sur les choses, qui sait reconnaître l’absurdité du monde, le non-sens de la vie. Cet homme seul a le monopole de la profondeur, de la pensée véritable. Dieu donne un sens à la vie, un sens que justement Cripure s’efforce, par la pensée, de détruire. Dieu est sans doute dans son esprit au nombre de ces illusions qu’il s’agit de détruire pour découvrir la réalité de la vie, de la condition humaine. Ainsi déclare-t-il à Etienne Couturier : «Le monde est absurde, jeune homme, et toute la grandeur de l’homme consiste à reconnaître cette absurdité» (p.51). Cripure est incapable de croire, ce qu’il ne cache à personne. Pourtant, si l’attitude religieuse est étrangère à sa nature, elle demeure quand même une tentation. Sans doute pressent-il, au moment où son pays s’enfonce dans le chaos, que l’effort de lucidité par lequel il découvre l’absurdité du monde devient lui-même absurde, un signe de faiblesse :

Tant qu’il avait cru mépriser le monde, comme il avait été fort ! Mais le monde se vengeait. Cripure mesurait aujourd’hui combien il lui avait été facile de se poser en adversaire. Désormais cette attitude n’avait plus aucun sens. L’aventure humaine échouait dans la douleur, dans le sang. Et lui, qui avait toujours prétendu, comme à une noblesse, vivre retranché des hommes et les mépriser, il découvrait que le mépris n’était plus possible, excepté le mépris de soi (p.258)

Foi et athéisme dans "Les Démons" de Dostoïevski et "Le Sang noir" de Louis Guilloux
Cripure, tout au long du roman, aspire à la foi qui désarme la haine. Son univers intérieur reflète d’ailleurs d’autres valeurs, d’autres tentations qu’il ne peut complètement réprimer. Sous le mépris se cachent des velléités de «fraternité» avec les autres hommes, un désir de communion jamais éteint, une compassion pour les souffrances humaines :

Certes, au delà de cette psychologie, et née d’elle, il y avait eu pour lui de grandes heures d’idéalisme mêlé d’un amour non suspect, mais surtout de l’abandon de l’homme dans un monde supplicié. Puisque, en fin de compte, c’était toujours le même battement de cœur angoissé qu’on retrouvait en chacun, la même épouvante devant la mort non seulement de soi mais de l’amour – être séparés ! – qu’y avait-il d’autre à faire qu’à tendre les bras sinon vers un Dieu auquel il ne croyait plus ou croyait ne plus croire, au moins vers un frère aussi malheureux que soi ? Il l’avait parfois tenté, découvrant avec ivresse que son malheur propre s’allégeait au moins du fait qu’il ne serait plus seul à souffrir et qu’il pourrait le partager avec d’autres. (p.331)

Cripure est écartelé entre le mépris que lui inspire autrui, le désir de séparation et des tentations opposées qui trouvent leur source dans la foi qu’il croit avoir définitivement abandonnée. Au fond, l’ostentation, l’affirmation absolue du moi ne constituent qu’une seule partie de son message, qu’un seul moment de la pensée. Il aspire à une diminution, à une éradication de ce moi pour rejoindre la totalité et atteindre à une manière de communion. Son incapacité à considérer la valeur éminente de l’autre renforce d’ailleurs la haine qu’il éprouve pour lui-même. La femme qui partage sa vie, Maïa, ne lui inspire que du mépris, comme les autres. Pourtant ce mépris, cette haine d’autrui s’accompagnent de la haine de soi : «Une souillon ! Comme c’était vite dit ! Il y avait donc pour lui des souillons qui n’étaient pas des êtres ? Cette bassesse de pensée acheva de le dégoûter de lui-même» (SN, p.258). Cripure sent que les pensées qui naissent en lui l’éloignent toujours plus de son idéal, de ses aspirations essentielles. Cripure est convaincu de ne plus croire. Pourtant, s’il est inapte à croire, il n’est pas non plus en mesure d’assumer, de supporter son athéisme. Le sentiment de l’absurdité n’a pas atteint ce point limite qui lui permettrait de vivre avec la pensée qu’il ne croit pas. La certitude qui anime l’athée lui fait défaut. «Il n’est de noblesse que dans la négation de l’existence, dans un sourire qui surplombe des paysages anéantis» a écrit E.M Cioran. Cette «noblesse» qu’il affiche devant les autres, accessible, selon ses propres dires, aux seuls hommes d’exception, il ne peut s’en satisfaire. Au cours d’une conversation Moka pose une question fondamentale à Cripure, une question qui touche les fibres les plus sensibles de son être : «Croyez-vous en Dieu ?». Cripure, comme Chatov dans Les Démons, ne peut répondre autrement qu’en balbutiant. A l’instar des grands personnages dostoïevskiens, la foi et l’athéisme sont, chez lui, contigus. A une époque où les hommes se perdent dans la conformité, cherchent à occulter l’horreur devenue une composante de l’existence moderne, cette horreur qui, dans le roman, se déchaîne dans les tranchées boueuses de Verdun et de la Marne, Cripure, seul parmi des fantoches, livre un combat avec lui-même où s’affrontent les deux pôles de sa pensée. C’est l’homme de négation que la plupart des personnages du roman perçoivent en Cripure, celui qu’anime le mépris, le désir de séparation et qui s’enferme dans un solipsisme fatal. L’autre orientation de sa pensée reste inconnue et le lecteur lui-même n’est pas à l’abri de telles insuffisances dans l’interprétation globale du personnage. Louis Guilloux, conscient des lacunes, déclara à ce propos dans un entretien : «Il y a un côté religieux que l’on oublie souvent dans Le Sang noir. Cripure est obsédé par la sainteté, ce que prouve son suicide»

23/06/2011
Sombreval




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