L’Ève future (Villiers de l'Isle-Adam)


« La centrale préoccupation, l’ombilic de ce poète singulier que fut l’auteur de l’"Eve future", c’était son besoin vraiment inouï d’une restitution de la femme (…) Il ne s’agit pas d’un plaidoyer, de tel ou tel flagornant éloge du Sexe Dangereux. Il s’agit d’un renouveau du Paradis terrestre… Il s’agit de retrouver ce fameux Jardin de Volupté, symbole et accomplissement de la Femme, que tout homme cherche à tâtons depuis le commencement des siècles » (Léon Bloy, "La Résurrection de Villiers")



L’Ève future (Villiers de l'Isle-Adam)
Comment sauver du désespoir un homme éperdument amoureux d’une femme dont la beauté physique n’a d’égale que la médiocrité spirituelle et morale ? Existe-t-il un remède, une solution, une méthode ? Le roman de Villiers de L’Isle-Adam relate l'histoire d’amour impossible entre Lord Ewald, idéaliste patenté, et la jeune comédienne Alicia Clary, merveilleusement belle mais idiote au plus haut point. Incapable d’élévation, assumant fièrement sa sottise, guidée par le seul instinct du plaisir, cette jeune femme, présentée comme une «Déesse Bourgeoise», ne cesse de frustrer ses attentes. La quitter ? Cela reviendrait à répudier la Beauté. Souffrir sa présence alors que la féminité dont elle semble l'adorable incarnation se trouve sans cesse contredite par ses manières, sa façon de penser, son langage ? Aucune de ces solutions ne peut satisfaire Lord Ewald, qui songe même à mettre fin à ses jours. Pour le détourner du suicide, son ami le savant Thomas Edison entreprend de créer une andréïde, une femme artificielle dont la beauté, calquée sur celle d’Alicia, réfléchirait la noblesse de l’âme. Il lui annonce ainsi son projet qui met en œuvre des procédés scientifiques et occultes (la métempsychose) : «Je vais, d’abord, réincarner toute cette extériorité, qui vous est si délicieusement mortelle, en une Apparition dont la ressemblance et le charme humains dépasseront votre espoir et tous vos rêves ! Ensuite, à la place de cette âme, qui vous rebute dans la vivante, j’insufflerai une autre sorte d’âme, moins consciente d’elle-même, peut-être, mais suggestive d’impressions mille fois plus belles, plus nobles, plus élevées, c’est-à-dire revêtues de ce caractère d’éternité sans lequel tout n’est que comédie chez les vivants».

Obscurément ce que recherche Lord Ewald c’est de rétablir l’adéquation entre la réalité de sa bien-aimée et son image rêvée ou plutôt idéalisée. Dans la préface de l’édition Folio, le critique fait cette observation pertinente : «Bien que ce roman contienne des paroles extrêmement dures à l’adresse des femmes, il est en même temps une espèce d’hymne à la gloire de la femme telle qu’elle pourrait être». L’idéalisation n’est pas un penchant dont il faut chercher à se départir. Elle éveille en nous des facultés spirituelles. En effet, comme l’a bien vu Soloviev, en idéalisant la personne aimée nous prenons conscience de sa valeur inestimable, de ce qu’elle est appelée à devenir, nous la voyons telle que Dieu la voit de toute éternité. Le rôle qui nous incombe alors, c’est, comme l’écrit Soloviev dans son Sens de l’amour, de «réaliser, dans cette femme actuelle et dans sa vie, ce qu’elle doit être». De cela découle, ajoute le philosophe russe, «un caractère spécial de la forme la plus élevée de l’amour chez la femme : l’homme qu’elle a choisi lui apparaît comme son vrai sauveur destiné à lui révéler et à réaliser pour elle le sens de sa vie». Edith Stein avait développé des intuitions similaires : «Le véritable amoureux voit l'aimé tel "qu'il est sorti des mains de Dieu", tel qu'il pourrait être actuellement s'il était totalement lui-même et auprès de soi», si son âme cherchait à s’unir à son archétype divin.

Lord Ewald s’est enfermé dans une impasse tragique car il n’a pas vu que l’image sublimée de sa fiancée n’est pas seulement une projection de son esprit. Cette image existe, elle s’origine à ce qu’Edith Stein appelle l'image originaire (Urbild), incréée, c’est-à-dire l'archétype présent dans l’entendement divin, dans le Logos, et que tout être doit activer dans son existence. La philosophe écrit dans Être fini et être éternel: «Comprises dans l'unité du Logos divin, les formes pures (cf : les idées de tout ce qui existe) sont promues au rang d'archétypes dans l'esprit divin qui pose les choses dans l'existence avec leur forme finale préformée en elles. Aussi, peut-on parler d'un être des choses en Dieu, et saint Thomas appelle cet être des choses en Dieu un être plus authentique que l'être qu'elles possèdent en elles-mêmes».
C’est le sens spirituel et religieux de l’amour qui fait défaut à Lord Ewald. En consentant à la fabrication d’une andréïde, double artificielle d’Alicia, il se condamne à une fin tragique. La mort sanctionne cette tentative désespérée de contrefaire la création divine. Alicia pouvait être transformée, non selon les propres désirs et caprices de celui qui l’aime, mais selon son image originaire, son modèle éternel. C’est une œuvre d’artiste qu’il fallait accomplir. Une œuvre d’artiste théologien. La science a ruiné ce noble dessein. Elle a engendré la mort : celle de Lord Ewald, de l’andréïde et d’Alicia Clary.

06/06/2010
Sombreval





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