La Primauté du Pape (Maistre, Frank-Duquesne, Boulgakov)



Le Pape et l'unité de l’Église

La Primauté du Pape (Maistre, Frank-Duquesne, Boulgakov)
Cet article est accompagné d’un texte disponible en intégralité dans le Fonds Frank-Duquesne et en lien ci-dessous.

La question de l’unité de l’Église est au cœur du pontificat de Benoît XVI. Depuis 2005, avec une persévérance et une patience qui forcent l’admiration, il n’a cessé d’aplanir les voies pour favoriser la pleine réconciliation de la Fraternité Saint Pie X avec le Saint-Siège. Le Pape, en effet, comme le rappelle Frank-Duquesne dans un texte important que je diffuse en intégralité, est le «coryphée», l’«organe» de l’unité du Corps Mystique qu’est l’Église. L’Église, écrit-il, «doit tendre à manifester aux hommes cette unité. Qu’elle l'abandonne, qu'en elle prévalent les tentations de l'individualisme et du sens propre, les puissantes et troubles séductions de l'intelligence, ou de la "chair" et du "sang" : du coup, elle trahit sa mission et son être même. Et le monde, sceptique et narquois, se demandera : si l'Église n'est pas en mesure de réaliser en son propre sein l'unité, quel message de réconciliation peut-elle m'apporter, comment ose-t-elle prétendre "rassembler tous les peuples pour n'en faire qu'un seul"? Elle fait mentir les Prophètes !».

Le texte de Frank-Duquesne comporte des morceaux d’exégèse du plus haut intérêt, qui portent sur la nature de la primauté du Pape (qui, dans l'optique catholique, implique la primauté de contrôle et de juridiction). Une comparaison avec la propre exégèse du théologien Serge Boulgakov peut s’avérer éclairante, car elle montre que le principal point de divergence avec les orthodoxes dérive de l’ecclésiologie. Je renvoie au petit essai du théologien russe, paru récemment : Les Deux saints premiers apôtres Pierre et Jean (F.X. de Guibert, 2010). Boulgakov conteste la position catholique relative à la primauté pétrinienne. Il exprime ainsi sa thèse principale : «La primauté de Pierre n’est pas une primauté de pouvoir, mais d’autorité, d’ancienneté, de préséance, qui d’ailleurs ne lui appartenait que dans l’union avec tous les autres apôtres». Pour les orthodoxes, ce sont les membres de l’épiscopat, en tant que successeurs des apôtres, qui exercent de façon collégiale le ministère de l’autorité.

L’Église est-elle une monarchie ?

La Primauté du Pape (Maistre, Frank-Duquesne, Boulgakov)
Joseph de Maistre, pour qui la notion d’unité occupe une place tout aussi fondamentale que chez Frank-Duquesne, réfutait déjà dans son grand livre Du pape (1819) cette conception ecclésiologique qui tend à diluer le pouvoir du Pape dans un magma de structures autocéphales, négatrices de toute autorité. On ne rappellera jamais assez que l’Église n’est pas une «démocratie», appelée à s’adapter aux mentalités modernes. C’est d’ailleurs cette «suprématie monarchique» du Pape qui scandalise les thuriféraires de la Modernité. Lisons donc le comte de Maistre :
« Essayez de diviser le monde chrétien en patriarcats, comme le veulent les Églises schismatiques d'Orient, chaque patriarche, dans cette supposition, aura les privilèges que nous attribuons ici au Pape, et l'on ne pourra de même appeler de leurs décisions ; car il faut toujours qu'il y ait un point où l'on s'arrête. La souveraineté sera divisée, mais toujours on la retrouvera ; il faudra seulement changer le symbole et dire : "Je crois aux Églises divisées et indépendantes". C'est à cette idée monstrueuse qu'on se verra amené par force ; mais bientôt elle se trouvera perfectionnée encore par les princes temporels, qui, s'inquiétant fort peu de cette vaine division patriarcale, établiront l'indépendance de leur Église particulière, et se débarrasseront même du patriarche, comme il est arrivé en Russie, de manière qu'au lieu d'une seule infaillibilité, qu'on rejette comme un privilège trop sublime, nous en aurons autant qu'il plaira à la politique d'en former par la division des États. La souveraineté religieuse, tombée du Pape aux patriarches, tombera ensuite de ceux-ci aux synodes, et tout finira par la suprématie anglaise et le protestantisme pur, état inévitable, et qui ne peut être que plus ou moins retardé ou avoué partout où le Pape ne règne pas. Admettez une fois l'appel de ses décrets, il n'y a plus de gouvernement, plus d'unité, plus d'Église visible».

Un passage de l’ouvrage de Maistre m’a frappé. Si l'on adopte les thèses ultramontaines du comte, on peut légitimement s’interroger sur l’opportunité des Conciles généraux, surtout dans des époques de confusion. Cette confusion qui n'a cessé de s'amplifier depuis la Révolution française, jusqu'à devenir le trait dominant des sociétés dites «post-modernes». Le Concile Vatican II, par exemple, qui fait encore l’objet de lourdes controverses, a engendré un trouble intense, des dissensions allant jusqu'à la haine, et des divisions qui n'ont jamais pu être résorbées. Etait-il nécessaire ? Convoqué il y a plus de cinquante ans, il n’a pas apporté ce souffle de renouveau tant escompté. Il semble au contraire avoir affaibli le catholicisme et l’autorité papale. Ces quelques lignes de Maistre, en tout cas, méritent réflexion :
« Plus le monde sera éclairé, écrivait-il au début du 19e siècle, moins on pensera à un concile général. Il y en a eu vingt et un dans toute la durée du christianisme, ce qui assignerait à peu près un concile œcuménique à chaque époque de quatre-vingt-six ans; mais l'on voit que, depuis deux siècles et demi, la religion s'en est fort bien passée, et je ne crois pas que personne y pense, malgré les besoins extraordinaires de l'Église auxquels le Pape pourvoira beaucoup mieux qu'un concile général, pourvu que l'on sache se servir de sa puissance».

La question de la Primauté

La Primauté du Pape (Maistre, Frank-Duquesne, Boulgakov)
Revenons maintenant à l’exégèse de Frank-Duquesne. Pendant quinze ans, Frank-Duquesne a cherché, parmi l’ensemble des confessions chrétiennes, celle qui incarne et manifeste ici-bas l’unité du Dieu vivant : «L'Église de Rome est la seule, non qui dise : "C'est moi l’Église" – les disjecta membra de l'Orthodoxie en font autant – mais qui traduise cette affirmation dans les faits. Précisément parce qu'elle ne cède rien du principe, elle peut se permettre, l'essentiel étant irrévocablement sauvegardé, d'être coulante quant aux modalités d'application : d'où, par exemple, ses 2 Droits Canons et ses 16 rites. La catholicité n'est possible qu'en fonction de l'unité ; elles sont complémentaires : ce sont les deux foyers d’une même ellipse, comme la systole et la diastole du cœur». Aujourd’hui encore, au sein du catholicisme, la messe tridentine coexiste, en tant que «rite extraordinaire», avec la messe nouvelle, réformée par Paul VI et considérée comme le «rite ordinaire».
Plus loin, dans son texte, il ajoute : «Cette unité visible de l’Église comme telle, comme Tout, où donc, et comment, par quoi, se manifeste-t-elle ? Quel organe, visible lui aussi, en assure la fonction ? Il y a, il doit y avoir, dans l’Église universelle, un noyau d'unité, un lieu central, régulateur et modérateur de tout l'organisme : le cœur de ce grand Corps. C'est, si j'en crois l’Évangile, Pierre, jusqu'à la fin du monde». Cette fonction essentielle de Pierre découle de sa primauté qui a été instituée par le Christ : primauté d’honneur, bien sûr, mais aussi de juridiction, déniée par les représentants des autres branches du christianisme. Il convient donc d’examiner avec précision les chapitres 16 et 18 de saint Matthieu. Pour le père Boulgakov, le récit du chapitre 18 constitue le développement interne et la suite logique du chapitre 16, qui établit l’autorité directe et immédiate de Pierre (et ses successeurs) sur tous les apôtres (et leurs successeurs). Ce dernier chapitre est considéré comme fondamental par la théologie romaine. Le chapitre 18, au contraire, est allégué pour contester ce qu’on appelle l’organisation «monarchique» de l’église catholique romaine. Dans ce texte, la promesse de «lier et délier» est répétée et accordée à tous les apôtres. Frank-Duquesne répond à cette objection d’une manière magistrale en montrant le caractère exclusif de la promesse faite à Pierre :

« Les théologiens orthodoxes et anglicans objectent que la promesse du Christ à Pierre, dans Matthieu 16, est, plus tard, étendue par Lui à tous les Douze (deux chapitres plus loin). Ce qui justifierait, en ecclésiologie, la substitution d'une aristocratie, d'un épiscopalisme, à la monarchie, au papisme. Rappelons-nous d'abord, que le Sauveur n'étend PAS aux Douze la remise des fameuses "clefs" du sérail messianique. Mais, s'il s'agit dans les deux cas d'une seule et même promesse, pourquoi Jésus l'a-t-Il deux fois formulée – une première à Pierre seul, une seconde au collège des Douze – alors que, précisément, la ressemblance des deux énoncés en accuse d'autant plus l'essentielle différence ? Au chapitre 18, ce n'est d'ailleurs pas à l'indivisible collège des Douze qu'est faite la promesse "Tout ce que vous lierez". Le contexte suggère qu'elle a été faite au corps entier de l'Eglise, à l'Eglise comme Tout : "S'il ne les écoute pas, dis-le à l'Eglise ; et s'il refuse d'obtempérer à l'Eglise, qu'il soit pour vous comme un païen et un publicain !" Puis aussitôt, pour préciser et justifier cette gravissime injonction, le Seigneur continue, avec l’équivalent de l'expression française Que dis-je ? et qui sert à confirmer ce qui précède, en l'expliquant et en le renforçant : "que dis-je ? (Ou bien: j'irai même jusqu'à dire :) Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel ; et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel". Vous, c'est-à-dire "l’Église", la communauté fraternelle en son ensemble, et non tout juste les Douze.
Et le Sauveur achève par un parallélisme éclairant (que je m'étonne de ne pas voir mis dans cette lumière par les exégètes et les conférenciers qui commentent l’Évangile). Il avait dit : "Je vous le dis, en vérité". Il reprend : "De nouveau, je vous le dis". C'est intentionnel. Et que dit-il cette fois ? Ceci, qui s'adresse aux mêmes auditeurs : "Si deux d'entre vous (donc d'entre tous les disciples, non pas d'entre les Douze seulement) s'accordent sur la terre (c'est la fameuse conception orthodoxe du sobornost), quelque chose qu'ils demandent, ils l'obtiendront de mon Père qui est dans les cieux. Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, Je suis au milieu d'eux". Ce passage s'applique donc tout entier à l’Église en général, comme "trône" et Corps du Christ, et non pas au seul collège apostolique. Il ne peut servir à étayer l'épiscopalisme orthodoxe ou protestant. Aucun exégète, à ma connaissance, n'en a jamais entrevu la portée.
Or, la promesse faite à Pierre est autrement forte, précise, complète et détaillée. La critique voit dans ce passage un texte interpolé pour pouvoir introduire dans l’Évangile selon Matthieu la notion d’Église et amorcer ainsi la promesse à Pierre. Car l’Église n'est mentionnée, dans les quatre Évangiles, que dans ces deux passages conjoints. De plus, jamais, sauf ici, le Sauveur ne parle avec mépris des publicains. Voici ma réponse : outre que toutes les paroles du Christ ne figurent pas dans l’Évangile, le parallèle est, à mon sens, évident : que le rebelle envers l’Église soit pour toi, mon disciple, comme le païen et le publicain, rebelles à la loi de Moïse, sont pour le Qahal juif. La promesse "Ce que vous lierez et délierez" transfère aux Douze le magistère moral des rabbins, en le surnaturalisant avec une autorité messianique. Tout ce passage est fondé sur ce parallèle, le collège des Douze s'y trouve tacitement assimilé au Sanhédrin. C'est encore un point de vue que les exégètes, dans leurs livres et leurs conférences, ne mettent guère en lumière.
Or donc, la promesse collective du chapitre 18 se rapporte aux mœurs, à l'entente entre Chrétiens ; elle est, comme la formule d'investissement rabbinique, ordonnée à la morale, voire au bon ordre dans la communauté. Celle du chapitre 16 se réfère à la foi, à l'illumination fondamentale dont dépend toute la vie chrétienne. Au chapitre 18, il est question de mœurs ; au chapitre 16, de dogme, de foi. Cette seconde promesse (chronologiquement, la première) constitue Pierre unique fondement "empirique" de l’Église et porte-clefs, c'est-à-dire grand-vizir du Royaume. Le caractère unique de cette promesse, le Seigneur la souligne par son exorde : "Et moi, je te dis", après avoir interrogé "vous autres". Mais Je te le demande à toi, à toi seul, à nul autre. Alors que la prétendue promesse aux Douze – dont nos apologistes n'arrivent pas à se dépêtrer – s'encadre dans un contexte visant la généralité des Chrétiens, sans aucune clause restreignant cette promesse au collège apostolique, ici, par contre, l'application au seul Pierre est si flagrante, qu'on ne peut, pour la contester, que nier l'authenticité du texte. Mais, à ce compte-là, on en arriverait finalement, comme certains exégètes allemands, à ne retenir, de tout l’Évangile, que neuf "paroles du Seigneur" ! »

La primauté du Pape (texte pdf)


23/10/2011
Sombreval





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