La platitude (texte de Berdiaev )



La platitude (texte de Berdiaev )
La platitude caractérise ce monde, qui, content de son état, a complètement oublié qu’il en existait un autre. Elle est la perte de toute originalité, détermine la vie uniquement de l’extérieur et se tient infiniment plus bas que la quotidienneté sociale avec son labeur, son souci et son effroi, qui peuvent même être un remède contre elle. Dans le royaume de la platitude, tout devient aisé, mais cette facilité résulte d’un refus de lutter en faveur de l’être suprême. Si l’ennui, préfiguration du non-être, comporte une souffrance due à ce que la vie est terne, à ce qu’il existe un tel contraste entre l’être et le non-être, la plénitude et le vide, la platitude, par contre, l’élimine radicalement ; elle ne connaît plus le dualisme toujours torturant, elle est un monisme particulier. Malheureusement la civilisation peut aisément engendrer une platitude, un contentement inférieur, peut tuer l’originalité et l’individualité en les arrachant aux sources même de la vie.
La platitude comporte une réitération et une uniformité infinies. Des appréciations rattachées auparavant à la profondeur même de la vie, peuvent devenir plates, comme également le penchant pour le paradoxe ou ces jugements moraux et esthétiques, devenus des lieux communs qui se répètent inlassablement, satisfaits d’évoluer dans leur cercle vicieux. Mais rien n’a jamais été soumis à une platitude plus grande que l’amour ; là s’édifie un royaume de banalité si stable et d’une si vaste étendue, qu’il sera bientôt impossible d’exprimer ce sentiment par des paroles. Ce qui est lié aux fondements les plus originels de l’être, s’est trouvé détaché de toute profondeur et crée une facilité sur la surface de l’être, déjà indiscernable du non-être. La suffisance des corporations, des classes, des professions, des nations, des confessions, des courants idéologiques, est atrocement plate…l’esthétisme, la mode si répandue des idées, qui ne sont pas dénuées de mérites en elles-mêmes, les sermons sur les vertus morales, dont toute vie originale s’est enfouie, offrent une platitude analogue…

La platitude acquiert un caractère eschatologique, elle est l’une des fins de la destinée humaine. Et l’un des impératifs éthiques les plus importants consistent à l’extirper à la racine, à interdire le mouvement vers cette fin. Plutôt n’importe quel effroi et quelle difficulté que la platitude ! Quand les hommes vivaient dans l’effroi des tourments éternels, ils en étaient bien plus loin, qu’ils ne le sont aujourd’hui ; l’affranchissement de cette peur, l’anéantissement dans l’âme humaine de toute angoisse transcendante favorisèrent l’avènement de la platitude bourgeoise…La libération comprise comme un allégement total du fardeau de la vie, comme l’obtention du contentement, entraîne inéluctablement la victoire de la platitude, car il en résulte un abandon de la profondeur et de l’originalité en faveur de l’embourgeoisement. La quotidienneté sociale a beau se flatter de ce processus et voir en lui le signe de son triomphe et le résultat de son organisation, il n’en demeure pas moins à l’antipode de la liberté spirituelle, qui engendre en nous le sentiment aigu de l’abîme séparant notre monde banal du monde divin.

Mais l’acte créateur, par sa nature, est opposé à la platitude et il nous fournit le moyen de lutter contre elle. Le « bien » lui même est devenu intolérablement plat, par suite de la disparition en lui de toute création ; et sa superficialité suscite une réaction qui affirme le mal avec une plus grande acuité, une plus grande profondeur, une plus grande passion, s’imaginant trouver en lui un contrepoison de la platitude.. Et le problème éthique primordial consiste à se demander comment rendre le « bien » incandescent, créateur, capable d’une lutte spirituelle active, comment l’empêcher de s’affadir, de tomber dans l’ennui et en fin de compte dans la platitude. Car la platitude du « bien » semble en être la plus funeste manifestation. Du point de vue éthique, celle du vice est incontestablement moins redoutable. Et seule l’éthique de la création, celle de l’originalité créatrice, c’est à dire de la profondeur dans les appréciations et les actions, est apte à résoudre ce dilemme… »

BERDIAEV, Destination de l’homme. Les problèmes concrets de l’éthique


27/03/2003
Sombreval

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