Le Paradis perdu, John Milton



Cranach
Milton figure parmi les géants de la littérature anglaise. Son chef-d’œuvre incontesté reste Le Paradis Perdu, long poème épique en douze livres, paru en 1667. Sa rédaction a été précédée par une longue maturation pendant laquelle le poète a accumulé un immense savoir. La poésie religieuse exigeait alors l’érudition qui, loin de la dénaturer, lui permettait de suppléer aux déficiences de la philosophie et de la théologie dans la transmission des vérités de la foi. Les vers sublimes de Milton recèlent un enseignement que les plus épais traités exégétiques ne réussissent qu’à brouiller. Les connaissances scripturaires de Milton étaient aussi très vastes. Les commentateurs protestants au 17e siècle ne laissaient pas de scruter l’Écriture. Ils se posaient alors des questions insolubles. Quelle était la nature de la joie de l’homme paradisiaque ? Les roses du paradis se fanaient-elles ? Milton se garde de répondre à ces épineuses questions. Mais il nous montre une fleur s’épanouissant lorsqu’Eve s’en approche…Magnifique illustration du pouvoir de la grâce, de ce que j'appelle l'Alchimie spirituelle.

Les romantiques, habiles aux renversements, ont faussé l’interprétation de l’œuvre en exaltant l’ennemi du genre humain, Satan, présenté comme une victime injustement traité et dont ils cherchaient à magnifier la rébellion. Comme le souligne Jacques Blondel « les romantiques ont atténué la culpabilité de Satan en substituant au Dieu biblique auquel croyait le 17e siècle, le "dieu méchant" de la mythologie païenne. En Satan c’est non seulement la protestation de l’individualisme puritain, mais aussi la volonté d’autonomie de l’humanité…Satan devient alors la créature superbe qu’apprécia Herman Melville…Et l’on admire aussitôt la révolte pour elle-même, sa portée métaphysique dans laquelle se dessine la figure du blasphémateur, car Satan n’est pas athée. Il ne prononce pas la "mort de Dieu". Il prend seulement du plaisir à détruire, comme Macbeth, comme plus tard avec plus de raffinements, les personnages de Sade ». D’autres plus tard, comme Gide, ont estimé que le poète n’avait atteint sa liberté d’artiste que dans l’évocation de l’univers satanique. Ce sont les mêmes qui reprocheront à Dostoïevski d’avoir donné une conclusion soi-disant moralisante à son roman Crime et Châtiment qui s’achève par une allusion à la régénération de Raskolnikov et son entrée dans un monde nouveau, celui de la communion.

Cette lecture ne doit pas nous surprendre. Le romantisme est encombré des scories, d’attitudes théâtrales, de tourments affectés. Le blasphème même devient factice. Chateaubriand n’est pas tombé dans ce travers insupportable. Sa foi, sa culture, sa finesse lui permettent d’apprécier comme il se doit les beautés dont fourmille l’œuvre de Milton, toutes inspirées par un esprit profondément chrétien. Pour l’auteur du Génie du christianisme l’art du poète n’est jamais aussi grand que dans la peinture de la vie et des amours de nos premiers parents dans le Jardin d’Eden. Comment ne pas être saisi d’émotion à lecture de cette page décrivant en des vers sublimes, la naissance d’Eve, projection du désir onirique d'Adam ?

Gustave Doré
« Mes yeux il ferma, mais laissa ouverte la cellule de mon imagination, ma vue intérieure, par laquelle, ravi comme en extase, je vis, à ce qu'il me semble, quoique dormant où j'étais, je vis la Forme toujours glorieuse devant qui je m'étais tenu éveillé, laquelle se baissant, m'ouvrit le côté gauche, y prit une côte toute chaude des esprits du cœur, et le sang de la vie coulant frais : large était la blessure, mais soudain remplie de chair et remplie.
La Forme pétrit et façonna cette côte avec ses mains; sous ses mains créatrices se forma une créature semblable à l'homme, mais de sexe différent, si agréablement belle que ce qui semblait beau dans tout le monde, semblait maintenant chétif, ou paraissait réuni en elle, contenu en elle et dans ses regards, qui depuis ce temps ont épanché dans mon cœur une douceur jusqu'alors non éprouvée : son air inspira à toutes choses l'esprit d'amour et un amoureux délice. Elle disparut et me laissa dans les ténèbres. Je m'éveillai pour la trouver, ou pour déplorer à jamais sa perte, et abjurer tous les autres plaisirs.» (Livre VIII)

D'autres passages ont été commentés par Chateaubriand. Les tableaux de l'expulsion du Paradis lui semblaient contenir une vérité humaine faisant défaut aux premiers livres, centrés sur Satan. Il prend donc à contre-pied la critique des romantiques. Michel annonce à Adam et Ève qu'ils doivent sortir du Paradis :
« Ève, note Chateaubriand, pleure, elle se désole de quitter ses fleurs : "O fleurs, dit-elle, qui toutes avez reçu de moi vos noms". Trait charmant qu'on a cru d'un dernier poète germanique…Adam se plaint aussi mais c'est d'abandonner les lieux que Dieu avait honoré de sa présence : "J'aurais pu dire à mes enfants : Sur cette montagne il m'apparut; sous cet arbre il se rendit visible à mes yeux; entre ces pins j'entendis sa voix; au bord de cette fontaine je m'entretins avec lui ". Cette idée de Dieu, dont l'homme est dominé dans Le Paradis perdu, est d'une sublimité extraordinaire. Ève, en naissant à la vie, n'est occupée que de sa beauté et ne voit Dieu qu'à travers l'homme ; Adam aussitôt, qu'il est créé, devinant qu'il n'a pu se créer seul, cherche et appelle aussitôt son Créateur.»


Masaccio
Chateaubriand insiste également dans son essai sur les dégâts provoqués par la perte de l'innocence, de la béatitude originelle. Après le péché, Ève, son épouse adorée, devient une maîtresse; la volupté remplace l'amour : « Les deux époux sortent, accablés de fatigue, du sommeil que leur a procuré l'enivrement du fruit défendu, on voit qu'ils viennent d'engendrer Caïn. Ils découvrent avec honte sur leur visage les pâles traces du plaisir : ils s'aperçoivent qu'ils sont nus, et ils ont recours aux figuiers.»
Ces dégâts se sont étendus à la nature entière. Milton décrit le surgissement du chaos consécutif à la violation première. Le macrocosme se trouve ébranlé par des mouvements anarchiques, par le désordre général. L'axe de la terre s'incline, le climat devient inclément, les animaux commencent à s'entre-dévorer :
«Ainsi la violence commença dans les choses sans vie; mais la Discorde, première fille du Péché, introduisit la Mort parmi les choses irrationnelles, au moyen de la furieuse antipathie : la bête alors fit la guerre à la bête, l'oiseau à l'oiseau, le poisson au poisson : cessant de paître l'herbe, tous les animaux vivants se dévorèrent les uns aux autres…» (Livre X)
La nature, appelée à devenir le corps et l'habitat de l'homme divinisé, l'Eden de Dieu, se transforme à cause du péché en terre de malédiction. Ces vers illustrent la conception miltonienne de la matière, exposée par Jean-François Camé et développée dans mon essai sur la Réversibilité :
« Parce qu’elle est bonne, la matière ne peut être détruit, même si elle est corrompue par la faute de l’homme. Tout est fait de la matière divine, c’est pourquoi, avant la faute, toute la terre est belle, le Jardin d’Eden étant une manifestation de la bonté divine. C’est le péché de l’homme qui rend la nature mauvaise. C’est l’homme, et non Dieu, qui est responsable des climats incléments, des sécheresses et des froids insupportables. La matière, cependant, retrouvera sa pureté à la fin du monde ; en cela Milton ne diffère en rien du christianisme traditionnel».

03/04/2006
Sombreval

Tags : Genèse




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