Les jeunes filles de la Tradition



Les jeunes filles de la Tradition
En relisant Mademoiselle de Maupin, je m’aperçois que mes jeunes filles de la tradition ont quelques affinités avec la "modeste colombe", "la virginale créature" dont Théophile Gautier esquisse un portrait fascinant au début de son roman.
Nous sommes au chapitre 2. Le chevalier d’Albert cherche une maîtresse. Il parcourt les rues, séduit des passantes et finalement rejoint son ami, de C---, qui lui propose de l'introduire dans une "maison" où l’on découvre "un monde de jolies femmes – une collection d’idéalité réelles- de quoi satisfaire une vingtaine de poètes – il y en a pour tous les goûts ". Après la petite femme en rose, "d’une dépravation charmante, pleine d’esprit, de verve et de caprice", il lui présente une autre dame très désirable …


« Je revins à de C---, et je lui dis : - La dame me plaît assez, et je m'arrangerai peut-être avec elle. Mais, avant de rien dire de précis et qui m'engage, je voudrais bien que tu eusses la bonté de me faire voir celles des indulgentes beautés qui ont eu l'obligeance de se frapper pour moi, afin que je puisse choisir. Tu me ferais plaisir aussi, puisque tu me sers ici de démonstrateur, d'y ajouter une petite notice et la nomenclature de leurs défauts et qualités ; la manière dont il faut les attaquer et le ton qu'on doit employer avec elles pour que je n'aie pas trop l'air d'un provincial ou d'un littérateur.

- Je veux bien, dit de C.. Vois-tu ce beau cygne mélancolique qui déploie son cou si harmonieusement et fait remuer ses manches comme des ailes ; c'est la modestie même, tout ce qu'il y a de plus chaste et de plus virginal au monde ; c'est un front de neige, un coeur de glace, des regards de madone, un sourire d'Agnès, elle a une robe blanche et l'âme pareille ; elle ne met dans ses cheveux que des fleurs d'oranger ou des feuilles de nénuphar, et ne tient à la terre que par un fil. Elle n'a jamais eu une mauvaise pensée et ignore profondément en quoi un homme diffère d'une femme. Ce qui d'ailleurs ne l'empêche pas d'avoir eu plus d'amants qu'aucune femme que je connaisse, et assurément ce n'est pas peu dire. Examine-moi un peu la gorge de cette discrète personne; c'est un petit chef-d'oeuvre, et réellement il est difficile de montrer autant en cachant davantage; dis-moi si, avec toutes ses restrictions et toute sa pruderie, elle n'est pas dix fois plus indécente que cette bonne dame qui est à sa gauche et qui étale bravement deux hémisphères qui, s'ils étaient réunis, formeraient une mappemonde d'une grandeur naturelle, ou que cette autre qui est à sa droite, décolletée jusqu'au ventre et qui fait parade de son néant avec une intrépidité charmante ? Cette virginale créature, ou je me trompe fort, a déjà supputé dans sa tête ce que les promesses de ta pâleur et de tes yeux noirs pouvaient tenir d'amour et de passion ; et ce qui me fait dire cela, c'est qu'elle n'a pas regardé une seule fois de ton côté, du moins en apparence ; car elle sait faire jouer sa prunelle avec tant d'art et la faire couler si adroitement dans le coin de ses yeux que rien ne lui échappe ; on croirait qu'elle y voit par le derrière de la tête, car elle sait parfaitement ce qui se passe derrière elle. C'est un Janus féminin. Si tu veux réussir auprès d'elle, il faut laisser là les manières débraillées et victorieuses. Il faut lui parler sans la regarder, sans faire de mouvement, dans une attitude contrite, et d'un ton de voix étouffé et respectueux ; de cette façon, tu pourras lui dire tout ce que tu voudras, pourvu que cela soit convenablement gazé, et elle te permettra les choses les plus libres en paroles d'abord, et ensuite en action. Aie soin seulement de rouler tendrement les yeux quand elle aura les siens baissés, et parle-lui des douceurs de l'amour platonique et du commerce des âmes, tout en employant avec elle la pantomime la moins platonique et la moins idéale du monde! Elle est fort sensuelle et très susceptible ; embrasse-la tant que tu voudras ; mais, dans l'abandon le plus intime, n'oublie pas de l'appeler madame au moins trois fois par phrase : elle s'est brouillée avec moi, parce qu'étant couché dans son lit je lui ai dit je ne sais plus quoi en la tutoyant. Que diable! on n'est pas honnête femme pour rien.

- Je n'ai pas grande envie, d'après ce que tu me dis, de risquer l'aventure : une Messaline prude ! L'alliance est monstrueuse et nouvelle.

- Vieille comme le monde, mon cher! cela se voit tous les jours, et rien n'est plus commun. Tu as tort de ne pas te fixer à celle-là : Elle a un grand agrément, c'est qu'avec elle on a toujours l'air de commettre un péché mortel, et le moindre baiser paraît tout à fait damnable ; tandis qu'avec les autres on croit à peine faire un péché véniel, et souvent même on ne croit rien faire du tout. C'est la raison pourquoi je l'ai gardée plus longtemps qu'aucune maîtresse. Je l'aurais encore, si elle ne m'avait pas quitté elle-même ; c'est la seule femme qui m'ait devancé, et je lui porte un certain respect à cause de cela. Elle a de petits raffinements de volupté on ne peut plus délicats, et ce grand art de paraître se faire extorquer ce qu'elle accorde très librement : ce qui donne à chacune de ses faveurs le charme d'un viol. Tu trouveras dans le monde dix de ses amants qui te jureront sur leur honneur que c'est la plus vertueuse créature qui soit. Elle est précisément le contraire. C'est une curieuse étude que d'anatomiser cette vertu-là sur un oreiller. Étant prévenu, tu ne cours aucun risque, et tu n'auras pas la maladresse d'en devenir sincèrement amoureux.

- Quel âge a donc cette adorable personne? demandai-je à de C., car il m'était impossible de le déterminer en l'examinant avec l'attention la plus scrupuleuse.

- Ah! voilà, quel âge a-t-elle? c'est le mystère, et Dieu seul le sait. Pour moi, qui me pique d'assigner leur âge aux femmes à une minute près, je n'ai jamais pu trouver le sien. Seulement, d'une manière approximative, j'estime qu'elle peut avoir de dix-huit à trente-six ans. Je l'ai vue en grande toilette, en déshabillé, sous le linge, et je ne puis rien t'apprendre à cet égard : ma science est en défaut ; l'âge qu'elle semble le plus avoir, c'est dix-huit ans, et cependant ce ne peut être son âge. - C'est un corps de vierge et une âme de fille de joie, et, pour se corrompre aussi profondément et aussi spécieusement, il faut beaucoup de temps ou de génie ; il faut un coeur de bronze dans une poitrine d'acier : elle n'a ni l'un ni l'autre ; alors je pense qu'elle a trente-six ans, mais au fond je ne sais rien »

Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, Livre de Poche, p.115

14/01/2003
Sombreval

Tags : Tradinette




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