Les phantasmes (texte de Berdiaev n°2)



Les phantasmes (texte de Berdiaev n°2)
Une autre question essentielle de l’éthique ontologique est celle des phantasmes, dont le rôle dans la vie humaine est prodigieux. Il faut se garder de les confondre avec la fantaisie. En effet si celle-ci offre un accroissement de l’être, si elle crée et élève l’âme, si, loin de rejeter ou de défigurer les réalités, elle les transfigure et en adjoint de nouvelles, les fantasmes destructeurs, par leurs résultats nient et déforment ces réalités, marquent un abandon de l’être en faveur du non-être. St Athanase la Grand a été jusqu’à suggérer que le fantasme constitue le mal…Engendrés par l’égocentrisme, ils sont le résultat du péché originel. L’homme qui en est obsédé et qui en procrée de nouveaux perd la juste perspective du monde dans laquelle toutes les réalités occupent leur place légitime et ont des corrélations conformes à la structure de l’être, pour ne voir qu’une fantasmagorie où toutes les réalités se trouvent déformées, où l’harmonie du cosmos est rompue et tout est ramené à son être égocentrique.
L’élément funeste des passions ne résident pas dans leur force élémentaire, et originelle, dans leur noyau ontologique qui correspond, au contraire, à leur vérité, mais dans leur penchant pour l’obsession, pour la création de fantasmes dans lesquels l’être dégénère en non-être. Les passions sont pécheresses dans la mesure où elles violent l’intégrité et l’harmonie intérieure, où elles anéantissent en l’homme l’image divine, le privant de la force spirituelle qui synthétise la vie psychique et la vie corporelle. Et toutes les passions pécheresses créent leur monde de fantasmes…toute passion, tout vice crée sa mauvaise imagination qui entrave la perception de l’être et fausse la perspective des réalités. Lorsque l’homme a admis le joug de l’amour-propre maladif, de l’ambition, de l’envie, de la jalousie, de la volupté, de l’érotisme pathologique, de la cupidité, de l’avarice, de la haine ou de la cruauté, et s’en est laissé obséder, il se place dans un monde de phantasmes où les réalités qui lui apparaissent ne sont plus en conformité avec les structures de l’être.
L’amour-propre, blessure la plus profonde qui fut infligée à l’homme par le péché originel, est un obstacle à la juste perception des réalités ; car chaque fois qu’il se heurte à elles, il cherche soit à se protéger de la douleur qu’elles lui occasionnent à l’aide d’un fantasme, soit à obtenir une satisfaction, toujours instable d’ailleurs, au moyen d’une autre chimère… Le seul remède radical et vraiment efficace ne peut être qu’une victoire spirituelle sur l’égocentrisme, permettant d’atteindre le théocentrisme. Dans la pratique religieuse, et exotériquement parlant, cette voie s’intitule l’humilité ; car prise dans son sens le plus profond elle ne désigne pas autre chose qu’un état affranchi des phantasmes dus à l’égocentrisme et qui ouvre l’âme aux réalités… Il est très difficile de faire revenir aux réalités un homme qui s’est laissé aller aux obsessions de l’envie, de la jalousie, de la soif de gloire et du pouvoir…Les êtres obsédés par l’envie et la jalousie sont des êtres malades qui discernent partout des phantasmes nourrissant leurs néfastes sentiments et pour lesquels les réalités du monde divin s’estompent et disparaissent.
La convoitise du gain, de l’intérêt détruisent la vie psychique et créent leur phantasmes, leur mondes, que l’homme finit par préférer au monde réel de Dieu. Autour de l’argent s’édifie un des royaumes les plus illusoires, les plus détachés de l’être. Nous en trouvons un exemple frappant dans le monde du capitalisme, celui des banques, de la bourse, de la publicité, de la concurrence et de la course après le gain facile. Le monde financier représente la fantasmagorie la plus effroyable et la plus éloignée du monde crée par Dieu, celle qui ne le perfectionne pas et ne lui ajoute aucune qualité. Ce monde qui vit selon sa règle et refuse de connaître la loi divine, est une création de la concupiscence humaine, des passions égocentriques, dans lesquelles l’homme perd la liberté et l’image de Dieu, la fantasmagorie désignant toujours un esclavage de l’esprit. En réalité Léon Bloy avait raison lorsqu’il disait que l’argent constitue un mystère.
La convoitise du sexe, celle de la volupté, crée également un monde chimérique, qui arrache l’homme aux réalités et l’asservit…A vrai dire la luxure n’est pas une passion ; elle correspond à un monde dans lequel l’amour primitif, ontologique par sa signification, s’est refroidi et auquel se sont substituées les passions-fantasmes, qui ignorent l’assouvissement et plongent l’homme dans un mauvais infini….
La propriété essentielle des phantasmes correspond à une servitude et à une impasse égocentrique, autrement dit à des états dépourvus de création et de spiritualité…
En quoi repose la source des fantasmes, comment discerner leur origine ? Les mauvais fantasmes, qui créent un monde dissemblable à celui de Dieu, ne font pas partie du dessein relatif à la création et à l’homme, car ce n’est pas la maladie mais la santé qui vient de Dieu.
Mais il serait faux, athée, inhumain, de procéder, avant le dernier jugement de Dieu, à une classification des hommes, suivant lesquels les uns vivraient dans le monde divin et les autres dans un monde fantasmagorique, les premiers étant seuls capables de percevoir les réalités. Car la division existe chez tous les hommes, chacun de nous participant au non-être et se créant tels ou tels fantasmes…Nul n’accueille la plénitude de la vérité, ne vit dans la justice parfaite, n’est intégré dans l’être pur. Le méchant monde des phantasmes a pour origine un sentiment d’offense et un grief contre Dieu et contre le monde divin. Et ce sont ces sentiments négatifs qui provoquent l’envie, l’amour-propre, l’ambition, la luxure etc.. Le sentiment de la culpabilité, par contre, nous en affranchit, nous ramène aux réalités et nous conduit à l’être..

BERDIAEV, Destination de l’Homme, Les problèmes concrets de l’éthique.



28/03/2003
Sombreval

Tags : Berdiaev




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