Fonds Frank-Duquesne
Chapitre 15 de l'essai Seul le Chrétien pardonne, publié en 1953 aux Nouvelles Editions Latines.

Le crédit fait à ses frères, il apparait dans l'élection de ces Douze et de ces Soixante-douze auxquels Il assigne les tâches les plus sublimes que l'espèce ait jamais connues. Saint Paul observe que, dans les communautés primitives, les savants ni les influents n’abondent (1 Corinth, 1:26). Malheur au monde chrétien, si les intellectuels et les notables y tiennent le haut du pavé (Jacques, 2:1-9 ; 3:14-18) ! N’est-ce pas l’essentiel, la moëlle de l’Evangile, que Jésus fait confiance à chacun des siens — à vous, à moi — et charge chacun d’eux de propager le Royaume (Matt, 5:16) ? Ce crédit fait à l'image de Dieu dans l’homme — défigurée par la chute, mais subsistante et (passivement) capable de restauration — c’est le Calvaire qui l’exprime le plus adéquatement. Chacun de nous est l’objet de ce regard attentif et bon, qui «ne s'arrête pas au mal, ne prend aucun plaisir à constater l’iniquité d’autrui, mais, (loin d’en tirer triomphe), se réjouit de découvrir (en lui) la vérité, (sa vérité : image divine), et, dès lors, excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout» (1 Corinth. 13: 5-7). C’est pourquoi nous trouvons le Seigneur toujours prêt à prodiguer les trésors de sa surnaturelle sagesse au premier venu, fût-ce un magistrat militaire...

Si nous acceptons ce qu’Il nous dit de Dieu, alors, mais alors seulement, nous pourrons croire que la valeur de toute âme humaine justifie ce qu’Il en a dit, et tout ce qu’il a fait pour chacune. Dans les types les moins intéressants, voire les plus répugnants, Il découvre un coin de ciel ; et cette optique, Il l’a transmise à ses disciples. Rappelons-nous que, pour Lui, notre mentalité est «humaine - trop humaine» alors qu’Il la voudrait divine. Quant à l’individu, à l’humanité concrète et «discrète», comme disent les philosophes, Il est aux antipodes des politiciens et des statisticiens, qui ne pensent que par «masses». Quelle colère est la sienne contre quiconque scandalise, désoriente et désorbite même le plus humble et le plus solitaire de «ces petits» ! Écoutez la suite : «Mieux vaudrait pour lui qu’on lui attachât au cou lune de ces meules que font tourner les ânes, et qu’on le précipitât dans la mer !» (Marc, 9:42)... Ce n’est pas là de la littérature : Jésus n’en fait jamais. Lorsqu’Il dépeint une scène, c’est qu’Il la voit, parce que c’est la réalité. Il n’imagine donc pas ; moins encore, Il invente. Mais l’homme qui a été une occasion de chute pour une simple âme isolée, Jésus voit effectivement qu’on lui fixe au cou l’énorme pierre ; puis on le jette à l’abime. Et de conclure : «Cela vaut mieux pour lui ! » Mais ces hommes quelconques, ces méprisables, ces « vagues humanités» (1), quelle est, à leur égard, la mentalité de Dieu, la conduite de Dieu ? — «Soyez parfaits, miséricordieux, comme votre Père céleste est miséricordieux et parfait» (Matt, 5:48). Et à qui s’adressent ces paroles ? Aux plus «ordinaires» des hommes : à Pierre, André, Jacques, Jean, Philippe et les autres. Et à la foule, dont l’Evangile mentionne la présence lorsque commence et s’achève le Sermon sur la Montagne (Matt, 5:1 ; 7:28-29). Cet «impossible» idéal d’une perfection à l’instar de Dieu, Il le propose à tous. Quelle confiance en l’homme cet appel implique ! «Tout est possible à quiconque a la foi» (Marc, 9:23). Et d’ajouter : Toi, Un-Tel, pourquoi ne l’aurais-tu pas ?
Il est sans bornes, le crédit qu’ll fait aux possibilités de l’âme. Il nous fait confiance infiniment plus que nous ne le faisons nous-mêmes. Lorsque, par exemple, nous gémissons : «J’ai fait tout mon possible», en réalité, neuf fois sur dix, nous entendons par là, plus ou moins consciemment : «Je n’ai pas envie d’en faire davantage !» Mais comment pouvons-nous savoir si nous avons vraiment fait tout notre possible ? Son message de la Grâce et de la Puissance divines, l’Evangile l’apporte à des hommes médiocres, abrutis par les «affaires», d’âge mûr, trop conscients de leurs limites, et vissés dans leurs routines. Ces habitudinaires, dont l’initiative spirituelle est, d’année en année, prise d’artériosclérose, vivent ou plutôt végètent dans une ornière, avec l’intention paresseuse, ferme en son inertie, d’y vivoter jusqu’à la mort. Or, Jésus leur déclare qu’Il entend leur infuser une vie entièrement nouvelle, exiger d’eux un service, une vassalité loyale et plénière, qu’il leur est humainement impossible de concevoir. Personne, semble-t-il suggérer, n’est tellement induré, pétrifié par la fossilisation de l’âge mûr, qu’il soit impossible à Dieu d’opérer un miracle en lui. Quelle qu’ait pu être, auparavant, la valeur de notre Christianisme, nous avons besoin, presque tous, d’être convertis, passé le cap des quarante ans.

Cependant, tout en faisant confiance à l’homme, tel que Yahweh l’a conçu, voulu, créé, appelé, prédestiné — parce que, d’ailleurs, «tout est possible à Dieu» — Jésus n’a pas eu d’illusions sur nous ; rien de nos faiblesses ne Lui a échappé. Il reconnait séance tenante le «sépulcre blanchi» (Matt, 23:27). L’incrédulité des «cœurs sans discernement et lents à croire» Le remplit de stupeur (Marc, 6:6). La stupidité des hommes, leur compréhension torpide, poussent à bout sa patience (Marc, 8:21). On leur montre, mais ils ne voient pas ; on leur parle, mais ils n’entendent pas (Matt, 13:13). Leur inconsciente hypocrisie, leur manque de «fond», leur instinctive fausseté, même en matière de religion, Lui arrachent des cris de colère (Matt, 15:8). Il sait parfaitement de quelle malice et perversité le cœur humain est capable (Matt, 15:19). «Car Il savait, Lui, ce qu’il y a dans l’homme» (Jean, 2:25). Ce réformateur religieux, qui, froidement et sans un grain d’illuminisme, S’attendait à la Crucifixion, et ne Se faisait aucune illusion sur la gratitude de ce peuple qu’ll tentait de secourir quand même, peut-on Le qualifier d’idéaliste «dans la lune», de chimériste, d’enthousiaste aux pieds mal affermis sur terre ? Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu quelqu’un d’aussi clairvoyant ; mais, si son regard pénétrait jusqu’au médiocre tréfonds de ses amis, Il ne les en a pas moins aimés d’une manière inouïe, infinie, jusqu’à donner pour eux sa vie, sans avoir jamais eu à leur sujet même l’ombre d’une illusion.

1) «Qu'importent quelques vagues humanités !» Le mot est de Laurent Tailhade, lors de l'attentat anarchiste d'Emile Henry, en guise d'oraison funèbre des victimes.

Rédigé par Sombreval le Mercredi 22 Mai 2024 | {0} Commentaires
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