Laura contre Wonder Woman (Le Projet Fedorov, épisode 9)


«J'ignore le nom de mon âme, j'ignore d'où elle est venue et, par conséquent, je ne sais absolument pas qui je suis» (Léon Bloy, Méditations d'un solitaire)



Laura contre Wonder Woman (Le Projet Fedorov, épisode 9)
Cet épisode vise à présenter un nouveau personnage du feuilleton, le premier personnage féminin (il était temps), clone d'une ancienne starlette américaine. Il s'intercale entre l'épisode 7 et 8 et constitue donc une analepse (flash-back en langage cinématographique).

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- Bonsoir messieurs, vous venez jouer dans mon nouveau film ? Je suis contente de vous rencontrer. Je m’appelle Wonder Woman…

Ce sont là les premiers mots que la jeune femme sans nom a adressés à ses visiteurs du soir. Cette première rencontre avec Nicolas S et Bertrand D remonte à plus de deux semaines. Depuis, ils viennent régulièrement la voir pour s’enquérir de son état. Elle occupe une chambre au service psychiatrique de l’Hôpital Sainte-Marie à Nice. Nicolas S a choisi de l’appeler Laura. Peut-être serait-il plus juste de dire qu’elle s’est nommée elle-même, à travers lui. On ne lui connaît pas d’autre nom, sauf celui qu’on a incrusté dans son cerveau et qui lui tient lieu d’identité. Celui de Megan Garner, starlette américaine connue pour avoir joué dans la quadrilogie de Justice League, un reboot de Green Lantern, et un des spin-off des Agents du Shield. Tout cela semble appartenir à un très lointain passé. Le projet Fedorov a rendu ces super-héros totalement ringards. Parmi les rôles phares de Megan Garner, Wikipédia mentionne celui de la petite copine de la Lanterne Verte et celui d’une jolie brunette portant un lasso et des bracelets magiques.

Laura a la vingtaine passée. Elle n’a pas quitté sa chambre d’hôpital depuis des semaines. Elle reste muette parfois pendant des heures avant, subitement, de se répandre en considérations sur tel film de Megan Garner, tel épisode de sa vie, telle idée qui lui vient à brûle-pourpoint. Ses yeux laissent parfois percer la lutte effrayante qu’elle mène au plus intime d’elle-même, en son ultime réduit, en cette mystérieuse «pointe de l’âme» où, selon les grands mystiques rhénans, s’opère l’ineffable origine de notre être. Physiquement, on pourrait la confondre avec Megan Garner, si l’on en juge d’après les photographies de la starlette. Mais celle-ci s’était teint les cheveux et avait eu recours aux implants mammaires pour ressembler à Wonder Woman. Elle avait tout misé sur ce rôle qui devait la propulser au pinacle de la célébrité. Laura, elle, est une vraie brune, à la poitrine généreuse de surcroît. La nature reniée semble avoir pris sa revanche sur l’artifice. Wonder Woman, c’est elle. Pas de doute. Cela saute aux yeux. Sa transformation en Laura, le «devenir ce qu’elle est», s’annonce difficile et douloureuse.

Sur son passé, on ne dispose d’aucune information vérifiable. Elle a pu avoir plusieurs mères et aucun père, son grand-père devant être alors tenu comme le seul père biologique. Dans le domaine de la reproduction non sexuée, les hommes de ce siècle ont expérimenté tous les possibles. On l’a trouvée un jour errant, non loin de l’hôpital. Elle balbutiait quelques mots en anglais et en français. Elle semblait avoir été abandonnée. Par qui ? On a découvert sur elle des papiers au nom de Megan Garner, mais celle-ci est morte depuis plusieurs années. Après une courte enquête, l’Evêché a décidé de la prendre en charge car il ne fait aucun doute qu’elle est un clone. Mais un clone qui a subi une neuroprogrammation visant à la dépouiller de son identité et à la conformer à son modèle, à sa mère donneuse. Sa mémoire est maintenant saturée de tout ce qui a constitué la trame de la vie d’une autre, de tout ce que Megan Garner a voulu immortaliser : sa naissance, son enfance, son premier Spring Break, ses mariages, ses succès, ses convictions idéologiques, ses appétences sexuelles, la mort de son chiwawa. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. L’intrusion transpsychique a provoqué en elle des résistances inexplicables. Quelque chose a échappé aux programmeurs. Quelque chose qui déjoue tous les calculs, quelque chose qui est de l’ordre de l’imprévisible. Certes, Laura a appris à vivre avec un cerveau qui bugue. Mais maintenant son état va en empirant. Et on envisage déjà de la confier aux Sœurs de la Charité, les seules à accepter de s’occuper des rebuts. Elle restera alors cloîtrée, amputée de son nom, à jamais aliénée.

Ce soir encore Bertrand D et Nicolas S sont venus lui rendre visite car son cas ne laisse pas de les inquiéter. Elle se repose. Ils se sont assis des deux côtés du lit…

- Tu sais Nicolas, lui dit Bertrand D, il y a deux manières d’être. La première est très simple : un individu n’est que ce qu’il devient, ce que les interventions extérieures le font, au physique et au moral. Cette jeune femme, on n’a reculé devant rien pour qu’elle devienne Megan Garner. Mais un individu peut être aussi tellement lui-même, s’être si plénièrement réalisé, qu’il cesse d’être ce qu’il devient, pour devenir ce qu’il est.
- Laura ? Tu veux dire ce nom ?
- Oui et ce n’est pas pour rire, innocemment, que tu lui as donné ce nom. Car dans le monde spirituel, le nom, c’est la personne elle-même, c’est la clef d’un être, c’en est le secret.
- Ce nom, nos noms, tous nos noms, dont le dernier livre de la Bible nous enseigne qu’ils sont inscrits dans le registre de vie depuis la fondation du monde.
- Prenons garde, Nicolas, qu’ils n’y soient pas retranchés. Prenons garde que ces paroles redoutables du Rédempteur ne nous soient pas adressées le jour du Jugement : «Je ne vous ai jamais connus : retirez-vous de Moi».

Ils regardent Laura quelques instants puis partent rejoindre leur équipe. Nicolas S se sent mystérieusement lié à la jeune femme car c’est lui qui a divulgué son nom, ce nom inconnu d’elle-même et des autres. Laura, ces deux simples syllabes suscitent en lui d’étranges résonnances. Laura, c’est la femme qu’on aime et qu’on chante, à la manière d’un troubadour chrétien des âges anciens. C’est aussi la femme libre et intrépide dont lui et sa Confrérie ont besoin. Nicolas S sait qu’elle finira par se joindre à eux. Mais maintenant une nouvelle mission les attend. Elle doit les conduire à un centre de nanosciences, situé en Belgique. C’est le jour J-1. Ce centre n’a rien de clandestin mais les expériences qui s’y déroulent laissent présager le pire. L’alerte rouge a été déclenchée.


11/04/2015
Sombreval





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