Fonds Frank-Duquesne
Recension de Création et Procréation par l'historien des religions et mythologue Mircea Eliade dans La Revue Critique, 1951.

De très nombreuses traditions tiennent l' «Homme primordial», l'Ancêtre, pour un androgyne, et des versions mythiques plus tardives parlent de de «couples primordiaux» : ainsi, par exemple Yama et sa sœur Yamî, dans l'Inde ancienne, Yima-Ymagh, Mashyagh-Mashyânagh en Iran, etc. Certains commentaires rabbiniques donnent à entendre qu'Adam, lui aussi, a été conçu comme androgyne. La «naissance» d'Eve n'aurait donc été, en définitive, que la scission de l'Androgyne primordial en deux êtres mâle et femelle. «Adam et Eve se tenaient dos à dos, liés par épaules ; alors Dieu les sépara d'un coup de hache, ou en les coupant en deux». D'autres sont d'un autre avis : le premier homme (Adam) était homme du côté droit et femme du côté gauche : mais Dieu l’a fendu en deux moitiés (1).

La bisexualité de l'homme primordial est attestée un peu partout dans le monde «primitif» (par exemple en Australie, en Océanie etc.) et elle s'est même conservée dans une anthropologie aussi complexe que celle de Platon (Banquet, 189 ss.) et des gnostique…

M. Frank-Duquesne a volontairement limité son enquête au domaine judéo-chrétien : c'est seulement ici que le mythe de l’Homme Primordial est devenu objet de foi, c'est-à-dire qu'il est regardé comme vrai en tant que directement révélé par Dieu. Les lecteurs de Cosmos et Gloire (Vrin, 1947) connaissent déjà la manière dont cet auteur audacieux, profond et original, entend discourir sur la Révélation. M. Frank-Duquesne occupe une place à part dans l’exégèse catholique contemporaine : il a choisi «d’ouvrir le trésor de l’Eglise à des intelligences qui ne lui appartiennent pas, et de prêcher sur l’Aréopage». Il se reconnaît avec une secrète réjouissance dans cette page d’Alexandre Marc sur Proudhon, qu’il reproduit en épigraphe : «A-t-on jamais vu un philosophe sérieux – je veux dire un professeur de philosophie, un assembleur de notions, un abstracteur de quintessence – bousculer toutes les idées reçues, soulever tous les problèmes à la fois… et, par-dessus le marché, rédiger des articles, prétendument philosophiques, dans un style dru et fort, nerveux et imagé, alliant l’insulte au rire rabelaisien, le trivial au sublime, le langage et les faits de tous les jours aux plus hautes spéculations, au lieu de s’astreindre, comme il se doit, au jargon pédant dont la philosophie universitaire enveloppe, comme d’un vêtement sacerdotal, l’austère nudité de son mandarinat ?»

Dans le Principe, «dans le monde céleste», Elohim créa Adam homo, c’est-à-dire Homme Intégral, androgyne. «Duel en sa manifestation – duel et non deux – l’homme est un dans son essence : il n’y a en Dieu qu’une seule et unique idée de l’homme». Le mariage reconstitue l’homo tel que Dieu l’a conçu primitivement : «Le divorce équivaut donc à une tentative de dé-création». M. Frank-Duquesne observe avec pertinence que le mariage aboutit à une seule chair (en langage biblique : une seule vie, un seul être animé), tandis que le fornicateur ne réussit, selon saint Paul, qu’à constituer un seul corps. «Par le mariage, l’homme tend à l’actuation et à l’actualisation de plus en plus fécondes de la nature humaine : par le stupre il la désactue, la désactualise, et trahit l’ordre pour la confusion».

Il serait difficile de résumer un livre dont l’extraordinaire richesse ne se révèle qu’après plusieurs lectures attentives. L’érudition biblique et patristique de l’auteur est immense : on pourrait lui reprocher la surabondance des textes et des références, dont la masse écrasante risque parfois de fatiguer et de de décourager un lecteur non prévenu. Mais la surabondance – comme l’audace spéculative, le lyrisme, la fougue et la jactance – fait partie intégrante du génie de Frank-Duquesne. Récemment encore Paul Claudel déclarait sa fierté pour avoir été le premier à découvrir, dans l’auteur de Cosmos et Gloire, «l’un des penseurs les plus originaux, les plus fermes et les plus érudits». On ne peut pas lire Frank-Duquesne sans penser à Léon Bloy – à un Léon Bloy qui aurait lu les mystiques juifs, certains ésotéristes modernes et les sophianologues russes (On notera au passage la ressemblance avec les théories sophianiques de Boulgakov, que Frank-Duquesne ignorait lorsque, en 1943, à Bruxelles, il pensait et rédigeait ses ouvrages.

(1) Bereshit rabbâ, I, 1, fol. 6, col. 2, etc. ; pour d'autres textes, voir A. H. Krappe, The Birth of Eve, dans le Gaster Anniversary Volume, p. 313-322.

Mircea Eliade

Rédigé par Sombreval le Vendredi 13 Mai 2011 | {0} Commentaires
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