Fonds Frank-Duquesne
Extrait du premier chapitre de l'ouvrage pro manuscripto : Jésus, cet Homme. Phénoménologie de l'Incarnation. Ce chapitre est consacré à l'anthropologie de la Genèse.

L’histoire – et les histoires – ne nous intéressent que dans la mesure où elles nous permettent de projeter sur le dogme des lumières latérales. Qu’on ait ou non, pour servir de mise en scène, d’affabulation – c’est la «toile de fond» – usé d’un mythe babylonien, nous importe très peu. A supposer qu’une forte ressemblance éclate entre le donné brut du dit mythe et celui de la narration biblique, il est assez comique que personne ne se soit jamais demandé s’il ne faudrait pas inverser les termes de la relation et donner le récit génésiaque comme ancêtre au babylonien : mais non !... d’avance, la Bible a toujours tort, n’est-ce pas ? D’ailleurs, le récit lui-même nous intéresse, de toute façon, moins que sa portée. En dernière instance, et pour qui prend du champ, l’aventure de Schicklgruber, fils d’un gabelou tchèque, même si nous nous rappelons qu’il a pris le nom de son grand-père familial – un certain Hitler – ne prend à nos yeux toute son envergure, son vrai sens, que si nous arrivons à nous demander, avec Denis de Rougemont et son admirable Part du Diable, si cette chair «humaine, trop humaine» n’était pas le repaire d’un démon.
Le mythe babylonien, s’il fut la matière dont se servit un artiste inspiré, ne nous mène pas fort loin, ne pose aucun problème moral, n’atteint même pas le niveau de ce que les Grecs nous content sur les Titans et sur Prométhée. Pas d’«arbre du bien et du mal» . Pas d’«arbre de la connaissance». Pas de drame entre l’homme et Dieu. Donc, ni lutte, ni échelle de Jacob. L’Eden babylonien contient tout juste un arbre d’immortalité. Pour la délectation de Sir James Frazer, quiconque en saisit le fruit et le mange, entre, sans passer par la mort, dans le «verger des bienheureux». Mais, avant que l’homme y ait réussi, le serpent, plus vite et leste que lui, s’empare du fruit et le dévore ; du coup, il vole à l’homme l’immortalité qui lui revenait. La seule moralité qu’on puisse tirer de ce mythe, pour autant qu’il ne faille pas le tenir pour totalement amoral, est d’ordre sportif : l’homme rate la course à l’immortalité parce que le serpent est plus agile. Or, la Genèse introduit dans le récit un second arbre : celui du choix possible entre le bien et le mal, du libre-arbitre, de l’obéissance à la volonté divine comme axe, en quelque sorte, d’un commerce familier entre l’homme et Dieu (…)

Dans l’original hébreu, le serpent commence par siffler et persifler : aph ki, qu’on ne pourrait rendre mieux que par une expression gouailleuse et vulgaire : «Et alors ? Hein ! Non mais des fois !» Luther fait remarquer que cette expression fait onomatopée : Satan renifle avec mépris, dit-il, on voit sa grimace… aph… puis c’est l’exclamation stridente ki. Il y a, dit le réformateur, ironie méchante. Puis la bête enchaîne : «Vous a-t-il dit : De tous les arbres du verger, vous ne mangerez pas ?» La femme est, plus que l’homme, porté à substituer des impressions, en la genèse desquelles la physiologie intervient toujours, à des jugements objectifs : les idées comptent, pour elle, moins que les gens, ou l’image qu’elle s’en fait. D’où la sympathie et la compassion du serpent envers l’éternelle incomprise : ce Dieu serait-il, après tout, si bon que ça ? Allons, voyons !... Aph ki ! Or, c’est d’un seul arbre que le premier couple ne pouvait manger le fruit, et la Genèse nous dit pourquoi : la connaissance expérimentale du bien et du mal, comme deux termes corrélatifs s’impliquant l’un l’autre, fait sauter l’unité de l’homme, provoque la mort, la disparition de l’homme comme tel, le réduit à deux éléments dissociés : l’esprit et la chair (le trépas physique est le symbole, le signe quasi-sacramentel de cette dissolution).
Mais le Diable exagère le précepte divin, l’accentue jusqu’à le faire éclater ; il en fait disparaître le but précis, la singularité : «De tous les arbres, vous ne mangerez pas». Il n’y a donc pas plus à s’abstenir à l’égard de tel arbre que de tel autre. La juste cause de l’interdiction n’apparaît plus. Déjà le verset 1 anticipe sur le verset 5. Bien entendu, Satan n’accuse pas Dieu de sévérité, d’inutile dureté, voire d’égoïsme : un tel langage eût mis Eve en garde… «Vous vous trompez, chère Eve. C’est vous qui interprétez erronément. Pourquoi Dieu vous envierait-il ? Pourquoi vous refuserait-il des fruits aussi délicieusement utiles et beaux ? Dieu est trop bon pour vous avoir claquemuré dans un précepte : vous vous leurrez. Pourquoi vous imposerait-il un fardeau ? Son absolue bonté ne peut vous porter envie. Pourquoi S’attristerait-Il de votre jouissance ? Il vous a faits tous deux chacun à son image et pour sa ressemblance ; soyez donc, comme Lui, tellement au-delà du bien et du mal, que ces deux pôles complémentaires cessent d’avoir pour vous le moindre sens isolé. Non seulement l’Etre absolu échappe au domaine tout relatif du permis et de l’interdit, mais Lui qui est infiniment bon ne peut même rêver de Se manifester à vous comme Loi, comme interdit». Toutes les fausses métaphysiques et les mystiques menteuses sont déjà présentes, en germe, dans ce discours inaugural du Diable à l’homme.

Que répond Eve ? Que le précepte est sérieux, limité, précis, mais d’autant plus intransigeant. C’est bien. Seulement elle répond. Dans son De vita solitaria, saint Bernard note que tout examen simplement curieux du mal est déjà le début de la perte. On aurait pu résister au désir de se pencher sur l’abîme ; mais qu’on y cède, on est désarmé contre la fascination, qui tourne au vertige. Et, déjà, le «tempérament» d’Eve fait des siennes : à son tour, elle extrapole. – «Vous mourrez», aurait affirmé Dieu, «si seulement vous touchez l’arbre»… C’est faux, mais, avec la tranquille perfidie des femmes en toute discussion, elle crée le repoussoir qu’il lui faudra, dans un instant, renier. Du coup, le serpent a beau jeu : «Pour ce qui est de mourir, vous ne mourrez pas ! Au contraire… Dieu, en effet, n’est pas sans savoir que, le jour où vous mangerez (de l’arbre au milieu du verger), vos yeux seront ouverts et vous serez comme Dieu, connaissant bien et mal». Il ne s’agit plus de tous les arbres. Par scrupule, Eve a rectifié l’allégation mensongère du serpent ; celui-ci, bon dialecticien, désormais, accepte telle quelle la correction et, sur ce terrain neuf, continue la lutte. C’est toujours en vue d’un mieux qu’il attaque le simple bien ; il fait de la surenchère. S’il se bornait à nier qu’on doive mourir près avoir mangé de ce fruit, il choquerait sa victime. Il passe donc outre et, mêlant en artiste le faux et le vrai, insinue qu’il en sait plus long qu’Eve sur les desseins de Dieu. L’interdiction, telle qu’il prétend la voir, préfigure le conflit de Zeus et de Prométhée… «Et ce que je vous promets, Dieu sait que c’est vrai. Or, Il vous aime. Il n’a donc pu vous interdire cette marche à la ressemblance divine. Dès lors, de deux choses l’une : ou bien Dieu s’est moqué de vous ; ou bien il faut entrevoir là quelque paradoxal mystère, que vous percerez à jour en mangeant».
«Et la femme vit que (bon) était l’arbre pour la nourriture, et qu’il (était) un plaisir pour les yeux, et que désirable (était) l’arbre pour rendre capable de discernement». Ce texte, ici traduit en serrant du plus près possible l’original hébreu, évoque une judicature qui rappelle la dénomination des créatures inférieures par l’homme au chapitre II de la Genèse, mais en déformé, en caricatural, en mode sublimo-grotesque, ce que Veuillot appelait «Jocrisse à Patmos». Adam, constitué juge, préposé par Dieu même à la scrutation des essences, n’avait pu procéder à cet inventaire ontologique qu’avant la création d’Eve ; cette fois c’est la moitié de l’homme, seulement, qui vise, d’ailleurs spontanément, à l’universelle judicature… «La femme vit» : sitôt la foi en Dieu prise dans les remous de l’instruction judiciaire, l’arbre lui-même, en soi bon, devient objet de tentation, devient, sur le plan des phénomènes, cette tentation même. Avant même d’être l’arbre de Dieu, le «signe» de la volonté divine et de l’obéissance humaine, il est, au premier chef, «bon à manger» et pousse à l’abus des appétits naturels, à l’usage coupé des sens, alors que «la vie» dira Jésus «est incomparablement plus que la nourriture». «Plaisir pour les yeux», tel quel, lui-même, et non par référence à la suprême Beauté, il devient, par sa forme, son aspect, pour quiconque aime la splendeur, un piège. Enfin, s’il est «désirable pour rendre capable de discernement», c’est que l’homme ne s’estime pas satisfait par ce qu’il porte en sa nature de la divine Sagesse. Son ambition spirituelle devient téméraire. Ainsi, les propensions légitimes dont Dieu même a fait les forces vives de notre nature, les voici dégénérées en convoitise : celle de la chair, celle des yeux, celle enfin qui ne se croit même plus convoitise, assurée qu’elle est déjà de posséder : celle que saint Jean nomme orgueil, le faste du vivant comme tel. Or, «chacun est tenté par la convoitise qui est en lui, attiré, séduit par elle. Pour peu qu’on s’abandonne à cette convoitise, elle accouche du péché» (Jacques 1:13-15).
En fait, Eve s’est exagéré le précepte, parce qu’elle le détestait déjà. Il lui faut douter, coûte que coûte. Son péché, c’est d’avoir prêté l’oreille, écouté jusqu’au bout le tentateur, discuté, donc admis qu’il y avait matière à doute, pris une attitude rigoriste pour se dégoûter elle-même de l’interdiction.
En fait, le premier couple avait les yeux ouverts avant la Chute ; la faute leur a ravi la vue directe du surnaturel. L’homme intègre, parfaitement équilibré, ne pouvait être trompé, ni se tromper ; le premier péché n’a donc pas été le fait de l’intelligence : c’est la disposition de l’âme qui fut en cause. Car, «le commencement de l’orgueil humain, c’est l’éloignement quant à Dieu, quand le cœur de l’homme déserte son Créateur; or tout péché débute par l’orgueil ; quiconque a pour règle l’orgueil répand à flots l’iniquité» (Eccli, 10:12-13).
Cet orgueil – «vous serez comme Dieu» – tient d’abord en ce que nos premiers parents s’attardent à leur excellence, l’exaltent et la dilatent fallacieusement par cette fascination ; leur narcissisme les enfle d’une inconsciente et naïve fatuité, au point que leur être entier s’éloigne de Dieu : s’ils convoitent la connaissance absolue, la science expérimentale de l’unité, c’est pour réaliser l’égalité parfaite avec Dieu (le Christ compensera cette ambition par l’humilité foncière de Philippiens 2:3 qui débouche sur l’humiliation volontaire des versets suivants). En quoi consiste, concrètement, phénoménologiquement, cet orgueilleux appétit d’omniscience divine ? Non pas nécessairement à choisir le mal : c’eût été consentir à la déchéance ; nos premiers parents n’étaient pas des imbéciles ! Mais ils veulent connaître par eux-mêmes, exclusivement, dans une indépendance absolue à l’égard de tout magistère, au bout d’une expérience menée souverainement, ce que sont le bien et le mal.
L’homme ne se fie, alors, qu’aux forces de sa propre intelligence d’ailleurs conçue au sens le plus vaste, puisqu’il connaît, non par sa seule raison – cet outil – mais par tout son être, chair comprise. Il pourra donc se guider lui-même, évaluer sans aucun critère extrinsèque, discerner et choisir le bien, en se prenant lui-même pour norme unique de toutes choses. Nul n’aura donc à le diriger, à le seconder, à le protéger, à le garder ; source exclusive de son propre bonheur, il le réalisera intégralement. C’est du pur et simple luciférisme (si l’on se réfère à des textes décisifs comme Isaïe 14 et Ezéchiel 28 (…)

Revenons au commentaire divin. Yahweh-Elohïm dit (une fois de plus, nous traduisons l’hébreu de manière à rendre ses nuances) : «Voyez cela ! L’homme est devenu comme l’Un d’entre nous, pour ce qui est de connaître le bien et le mal. Maintenant prenons garde qu’il n’avance sa main et ne s’empare aussi de l’arbre-des-vies, ne mange et ne vive éternellement». Cette nourriture s’oppose, avec une redoutable évidence, à celle du définitif Adam dans Jean 3 : «Ma nourriture, c’est de faire la volonté de Celui qui M’a envoyé, et d’accomplir son œuvre», non la mienne…
Cette fois, la science du bien et du mal, du nécessaire et du contingent, de ce qu’il faut rechercher et de ce qu’il faut fuir, celle-là même que le premier couple devait à la perspective ordonnée autour du précepte divin, c’est en toute indépendance qu’on se familiarise avec elle. La libre volonté de l’homme, la vie même d’Adam, ce qui d’elle s’invente au jour le jour, c’est-à-dire l’événement pur, l’absolument imprévisible – la fantaisie, d’autant plus libre qu’elle est injustifiable, irréférable à quelque norme que ce soit – voilà qui, désormais, se substitue à la loi de Dieu, à Dieu comme Loi, c’est-à-dire comme Autre insuppprimable, comme limite. Comme on comprend Moïse tenant pour crime le déplacement des bornes ! La déiformité par la Chute, c’est le triomphe du chaos. Mais cette autonomie foncière et totale n’a de sens, de portée, donc d’ «avenir» , de «perspective» qu’enracinée dans la sainteté, dans le mouvement vers la perfection morale et spirituelle. Or, pareil à Dieu par l’évasion du relatif, Adam a dégénéré sous le rapport de la justice. Ce fruit de vie auquel il goûtait librement, voici qu’il n’en peut plus manger. Le bonheur suprême qui naît d’une immortalité sainte, ce n’est plus l’Arbre de Vie qui peut en offrir le fruit, mais le Nouvel Arbre du Calvaire.

Rédigé par Sombreval le Lundi 7 Février 2022 | {0} Commentaires

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